Après avoir dénoncé la privatisation des guerres américaines dans Blackwater, un best-seller publié en 2007, le journaliste Jeremy Scahill est revenu à la charge l'an dernier avec un réquisitoire contre les dérives de la lutte antiterroriste à l'ère Obama qui vient de paraître au Québec sous le titre Le nouvel art de la guerre: Dirty Wars (Lux Éditeur).

«Je ne suis pas pacifiste», se défend le natif de Chicago lors d'une entrevue dans son appartement de Park Slope, un quartier tranquille de Brooklyn à mille lieues des villes et villages d'Afghanistan, du Yémen et de Somalie où il s'est rendu pour constater les dégâts de la campagne d'assassinats ciblés de terroristes présumés menée par l'administration Obama et réalisée avec des missiles, des drones ou par des commandos au milieu de la nuit.

Mais le collaborateur de l'hebdomadaire The Nation se dit «radicalement» opposé à ce qu'il décrit comme une guerre planétaire secrète et permanente. La Presse l'a rencontré cette semaine pour parler de son livre, dont lui et Richard Rowley ont tiré un documentaire mis en nomination aux plus récents Oscars, ainsi que du site The Intercept, dont il est le cofondateur avec Glenn Greenwald et Laura Poitras, deux des journalistes qui ont publié les révélations émanant des documents volés par Edward Snowden, l'ancien consultant de l'Agence de sécurité nationale.

Ses réponses ont été condensées et adaptées.

Q : Quelles sont les principales caractéristiques de ce «nouvel art de la guerre» auquel fait allusion le titre français de votre livre, et en quoi sont-elles nouvelles?

R : Si vous étudiez l'histoire, il n'y a presque rien de nouveau en matière de conflits armés, sauf la technologie. Les stratégies pour lutter contre la guérilla n'ont pas changé. Mais je pense qu'il y a quelque chose de nouveau dans la façon dont les États-Unis mènent leurs guerres. Pas parce que nous assassinons régulièrement des gens mais parce que les États-Unis utilisent les tribunes publiques, dont celle des Nations unies, pour affirmer qu'ils n'ont pas seulement le droit d'utiliser des drones et des bombes pour tuer des gens au Pakistan, au Yémen, en Somalie et peut-être bientôt au Mali mais aussi qu'ils ont raison de le faire.

Q : Quel rôle Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont-ils joué pour permettre au président américain de mener ce genre de guerre?

R : Je vois Donald Rumsfeld et Dick Cheney comme deux génies maléfiques. Ce sont deux personnes extrêmement intelligentes qui ont passé leur vie professionnelle à saper notre système de freins et de contrepoids. Ils voient la Maison-Blanche, la branche exécutive du gouvernement, comme une dictature sur le plan de la politique étrangère. Ils voient le monde comme un champ de bataille. Et ils ont compris avant tout le monde que 11-Septembre pourrait être utilisé afin d'instaurer de nouvelles politiques qui n'auraient pu être adoptées dans un processus démocratique normal.

Q : Pourquoi Barack Obama a-t-il choisi de perpétuer et même d'étendre certaines de ces politiques?

R : Il faut d'abord dire que certaines critiques émanant des progressistes à l'endroit d'Obama sont fallacieuses. En tant que politicien, Obama n'a jamais été un radical de gauche. Lors d'un débat contre John McCain en 2008, il avait bien annoncé son intention d'aller au Pakistan sans demander la permission afin de tuer Oussama ben Laden. Il soutenait en fait l'idée qu'il avait trouvé une façon plus propre et plus intelligente de faire la guerre, une façon qui détruirait les réseaux terroristes et réduirait le nombre d'Américains retournant au pays dans des cercueils d'étain. Je suis en profond désaccord avec cette idée. Obama ne jette pas le même regard que Cheney sur le monde mais, au bout du compte, leurs politiques vont dans le même sens. Nous sommes en train de créer aux quatre coins du monde une génération de jeunes musulmans qui perçoivent les États-Unis comme étant antimusulmans.

Q : Que répondez-vous à vos critiques qui vous reprochent d'être un militant ou de manquer d'objectivité?

R : L'idée selon laquelle les journalistes sont objectifs est une connerie totale. Un journaliste objectif, ça n'existe pas. En fait, je pense que certains des journalistes les plus militants et radicaux sont au service de l'État. Ils sont esclaves de la version des événements présentés par ceux qui sont au pouvoir. Et c'est ce qui passe pour du journalisme objectif aux États-Unis. Je ne prétends pas être objectif. Je prétends être transparent et soucieux d'établir la véracité des faits.

Q : Où en est The Intercept, le site que vous avez cofondé avec Glenn Greenwald et Lauras Poitras et financé par le fondateur d'eBay, Pierre Omidyar?

R : Nous avons lancé une version de ce site il y a quelques mois [ndlr, en février] pour permettre à Glenn d'avoir un endroit où héberger son blogue et publier certains documents. Mais le site dans sa forme future sera très différent. Il s'agira d'un site d'infos actualisé plusieurs fois par jour et doté de plusieurs journalistes. De mon côté, j'ai déjà réalisé une dizaine de reportages d'enquête qui ne seront pas publiés avant le lancement du site complet, en juin ou juillet.

Q : Quel effet aura sur votre travail la campagne que mène l'administration Obama contre les «lanceurs d'alerte» ?

R : Je ne peux pas m'étendre sur ce que nous avons obtenu à The Intercept, mais d'autres lanceurs d'alerte se sont manifestés à cause de ce que Snowden a fait. Ils sont enhardis par ce qu'il a fait. Glenn dit souvent que le courage appelle le courage. Je pense que c'est vrai.

Jeremy Scahill en cinq dates

1974

Naissance à Chicago

1998

Colauréat du George Polk Award pour un documentaire radiophonique réalisé avec sa collègue de l'émission Democracy Now!, Amy Goodman, sur l'implication de la société Chevron dans le meurtre de deux environnementalistes nigérians.

2007

Publication de Blackwater: l'ascension de l'armée privée la plus puissante du monde, un best-seller sur la privatisation des guerres américaines.

2010

Participation à une audition d'une commission de la Chambre des représentants sur les guerres secrètes menées par les États-Unis au Pakistan, au Yémen et ailleurs.

2013

Nomination aux Oscars du documentaire Dirty Wars, adaptation cinématographique du livre publié la même année sous le même titre.