Il est français, économiste et, selon certains de ses critiques, marxiste. Et pourtant, le pavé de 685 pages qu'il a fait paraître sous le titre Le Capital au XXIe siècle trône depuis mardi dernier au sommet de la liste des best-sellers de la version américaine d'Amazon.

Il fait bon être Thomas Piketty ces jours-ci. À la veille de son 43e anniversaire de naissance, le professeur de l'École d'économie de Paris fait fureur aux États-Unis, où il est qualifié de «superstar intellectuelle» et de «rock star de l'économie». Invité à la Maison-Blanche, au FMI et à donner des conférences, sollicité par les médias, il connaît un succès qui pourrait avoir au moins des répercussions sur les débats politiques américains à défaut d'entraîner des changements concrets.

Il faut dire que Le Capital au XXIe siècle porte sur un sujet qui préoccupe plusieurs Américains: les inégalités. Publié en France l'an dernier aux éditions du Seuil, l'ouvrage n'a rien d'un Harry Potter. Il présente des données historiques sur la répartition des revenus et des patrimoines dans plus de 20 pays. Et il dénonce la concentration actuelle des richesses au sein d'une élite qui gagne davantage de son patrimoine que de son travail.

Selon Piketty, cette tendance risque de s'accentuer et de creuser encore davantage les inégalités en raison d'un rendement supérieur du capital au taux de croissance de l'économie. Pour remédier à une économie dominée par les héritiers de grandes fortunes comme au XIXe siècle, l'auteur propose d'instaurer une taxation progressive des patrimoines, mondiale si possible.

Paul Krugman, Prix Nobel 2008 d'économie, est l'un des plus importants et enthousiastes promoteurs américains de Thomas Piketty, qui a écrit selon lui «le livre le plus important de l'année - et peut-être de la décennie».

«Piketty a transformé notre discours économique», a-t-il écrit dans une recension de Capital publiée par le New York Review of Books. «Nous ne parlerons jamais plus de richesse et d'inégalités de la même manière», a-t-il ajouté en précisant que le livre de son collègue français offre «une théorie cohérente et unifiée de l'inégalité, une théorie qui intègre sur un même canevas la croissance économique, la distribution du revenu entre le capital et le travail, et la distribution du patrimoine et du revenu entre les individus».

Dans une chronique récente publiée par le New York Times, Krugman a renchéri: «Ce qui change vraiment dans le Capital c'est la façon dont [Piketty] démolit les mythes conservateurs les plus aimés, cette façon d'insister sur le fait que nous vivons dans une méritocratie où une grande richesse est méritée et durement gagnée».

Les médias américains de droite, cela va de soi, se sont montrés beaucoup moins bienveillants à l'égard de Piketty. Le Wall Street Journal a notamment conseillé à ce «visionnaire utopiste» de relire La Ferme des animaux ou Le Zéro et l'infini, deux critiques du stalinisme, plutôt que de citer Le Père Goriot, un des livres de Balzac dont l'économiste français se sert pour illustrer les méfaits d'une société de rentiers.

Mais certains critiques conservateurs ont laissé percer une certaine inquiétude face au succès du livre de Piketty. Dans l'hebdomadaire National Review, James Pethokoukis, de l'American Entreprise Institute - un groupe de réflexion -, a souligné l'importance de réfuter les thèses de l'économiste français, au risque de les voir «se propager parmi l'intelligentsia et refondre le paysage politique économique sur lequel toutes les batailles politiques seront menées à l'avenir».

En attendant, Thomas Piketty ne semble pas trop s'étonner que son livre reçoive un écho plus important aux États-Unis qu'en France.

«Les inégalités ont beaucoup plus augmenté aux États-Unis qu'en Europe au cours des 30 ou 40 dernières années. De ce point de vue, ce n'est pas étonnant que le problème soit très présent dans le débat américain. Le retour des inégalités inquiète ici», a confié l'économiste au quotidien Le Monde lors de sa tournée américaine.

En fait, quelques jours après la sortie de Capital aux États-Unis, des chercheurs des universités de Princeton et Northwestern ont amplifié cette inquiétude en concluant dans une étude que les États-Unis sont devenus «une oligarchie».

«Le point central qui émerge de nos recherches est que les élites économiques et les groupes organisés représentant les intérêts des milieux d'affaires ont une influence directe sur les politiques du gouvernement tandis que les groupements d'intérêt représentant un grand nombre de personnes et les citoyens ordinaires n'ont aucune influence sur ces politiques», ont écrit les auteurs de cette étude.

Ce constat explique sans doute pourquoi Thomas Piketty qualifie lui-même sa proposition principale - la création d'un impôt mondial sur le capital - d'«utopie utile».