Il y a près de 20 ans, la compagnie Pacific Gas&Electric s'est engagée à nettoyer et à payer la somme record de 333 millions pour un déversement illégal de 26 tonnes d'une toxine cancérigène dans la petite ville de Hinkley, une histoire portée à l'écran dans le film Erin Brockovich, mettant en vedette Julia Roberts. Aujourd'hui, le poison est toujours là. Hinkley va bientôt perdre son unique école primaire et semble sur le point de devenir une ville fantôme, rapporte notre correspondant.

Les maisons disparaissent si vite que des résidants d'Hinkley se demandent parfois si elles ont jamais existé.

Le long de Mountain View Road, quatre maisons habitées depuis des décennies viennent d'être éventrées, puis emportées. Aujourd'hui, il n'y a que le désert, entouré d'une clôture de fer qu'il est criminel d'enjamber.

Des détails incongrus brisent la monotonie. Une boîte aux lettres oubliée. Un panier de basketball qui s'élève au milieu de nulle part.

Sous nos pieds, la toxine invisible continue de manger la ville.

«Je n'aurais jamais cru vivre cela à nouveau, laisse tomber Roberta Walker, résidante de longue date, assise devant sa maison alors que le soleil semble sur le point d'entrer en contact avec l'horizon. Aujourd'hui, je n'ai plus l'énergie pour me battre. Mais je ne partirai pas d'ici sans mettre mon pied à terre.»

Mme Walker sait de quoi elle parle: c'est elle qui a balancé une boîte de documents sur le chrome hexavalent sur le bureau d'une assistante juridique nommée Erin Brockovich, au début des années 90.

Reprise par Hollywood, leur histoire a fait le tour du monde: une mystérieuse toxine cancérigène empoisonne l'eau d'une petite communauté du désert. Une assistante juridique expose les machinations d'un géant énergétique responsable du déversement. L'affaire atterrit devant les tribunaux. Goliath paie 333 millions à David et s'engage à dépolluer les lieux. Julia Roberts sourit. Le public est satisfait.

Quand le dossier s'est réglé, en 1996, Mme Walker s'est fait construire une nouvelle maison sur une colline isolée, à la limite d'Hinkley.

L'eau de son puits était limpide.

Convictions politiques

Daron Banks est un père de famille occupé qui travaille fort et mène une belle vie. Il est enseignant à l'école secondaire de Barstow, ville du désert à mi-chemin entre Las Vegas et Los Angeles.

En 2006, il a décidé de se faire construire une maison à Hinkley, près de celle de Roberta Walker, sa belle-mère. Il connaissait l'histoire de la ville - sa femme Reanna Walker-Banks, a été en contact avec le chrome hexavalent dans sa jeunesse, et sa santé est fragilisée depuis. Mais l'analyse de l'eau du secteur lui donnait confiance.

Tout ça a changé en 2010 quand une rumeur a commencé à circuler: loin d'avoir disparu, le chrome hexavalent contaminait désormais l'eau de plusieurs résidants jusque là non affectés.

«Nous avons aussitôt fait tester notre puits, et il était contaminé, explique M. Banks. Au début, j'étais en colère. Aujourd'hui, je suis encore en colère, mais j'essaie de la canaliser vers un but constructif.»

Depuis deux ans, Daron Banks passe ses soirées à lire des rapports géologiques et des livres sur la contamination au chrome hexavalent.

L'expérience, dit-il, est si extrême qu'elle a changé ses convictions politiques.

«Toute ma vie, j'ai été un républicain pur et dur, mais aux dernières élections, j'ai voté pour Barack Obama. Au moins les démocrates tentent de faire quelque chose pour l'environnement.»

Tests positifs

Le chrome hexavalent est un produit hautement toxique employé par l'industrie lourde comme agent capable d'empêcher la corrosion dans les tuyaux et les cuves.

Dans les années 50 et 60, Pacific Gas&Electric en a déversé 26 tonnes derrière sa station de relais d'un oléoduc de gaz naturel, à Hinkley.

Roberta Walker habitait à moins d'un kilomètre de la station, qui est toujours en service. L'été, sa fille Reanna et ses amies allaient se baigner dans les étangs près des cuves. Aujourd'hui, Reanna souffre d'hypertension, d'endométriose et du lupus, des problèmes que ses médecins ont liés à son exposition à la toxine. Elle saigne du nez régulièrement et abondamment, une condition que peut provoquer le chrome hexavalent.

«Quand ça commence, c'est comme si quelqu'un avait ouvert un robinet, dit-elle. Ça n'arrête pas.»

Rouler dans les rues de Hinkley, ces jours-ci, c'est réaliser à quel point la ville ne semble tenir qu'à un fil. Partout, on croise des maisons barricadées. PG&E offre une somme d'argent aux gens qui veulent abandonner leur maison. Ceux qui acceptent s'engagent à ne pas parler publiquement, et à ne pas dévoiler les détails de l'entente.

Assis dans le salon rempli de bibelots de la maison qu'ils occupent depuis 46 ans, Jean et Floyd Burns comptent mentalement les familles qui ont quitté leur quartier depuis 2 ans.

«Je dirais qu'environ 30 familles sont parties», finit par répondre Mme Burns.

Leurs deux voisins immédiats sont partis. Leurs maisons ont été rasées par PG&E, et il n'en reste rien.

Mme Burns a combattu cinq fois des lymphomes non hodgkiniens et un cancer du système lymphatique. Des études ont montré que l'exposition à long terme au chrome hexavalent pouvait causer ce type de cancer.

«La compagnie dit que ces cancers peuvent survenir n'importe où, mais je suis sceptique, dit-elle. Je connais tellement de gens qui ont eu ce type de cancer que j'ai arrêté de les compter.»

La mort lente de la ville où elle a élevé ses enfants la préoccupe.

«L'école primaire va bientôt fermer. Nous avons six pompiers volontaires à Hinkley, et quatre d'entre eux veulent partir. Je ne sais pas ce que nous allons devenir.»

Champs de luzerne

Le long de Fairview Road, des tubes métalliques émergent du désert. Il s'agit d'un point d'injection d'éthanol, qui est propulsé dans la nappe phréatique dans le but de transformer le chrome hexavalent en chrome-3, une forme bénigne. La pratique est controversée: des études montrent que le chrome hexavalent peut se reformer avec le temps.

Depuis l'injection, des citoyens ont rapporté des niveaux élevés d'arsenic et de manganèse dans leurs puits. Selon PG&E, l'eau de la région a toujours présenté des concentrations élevées, ce que les citoyens contestent.

Autour, des champs de luzerne sont visibles jusqu'à l'horizon. Ils sont arrosés avec l'eau contaminée, et produisent du chrome-3. Réputée non toxique, la luzerne ainsi produite est donnée en pâture aux vaches et aux chevaux.

Jeff Smith, porte-parole de PG&E, explique qu'il est faux d'affirmer que la superficie contaminée au chrome hexavalent est en augmentation.

«Des puits qui n'avaient pas été testés auparavant ont été testés et montrent une contamination au chrome hexavalent, dit-il en entrevue. L'origine des contaminants fait l'objet d'une étude. La surface contaminée n'a pas grossi avec le temps.»

L'entreprise s'est engagée à nettoyer la région, dit-il, mais les méthodes employées sont non conventionnelles, et il y a «beaucoup d'expérimentation». Pour cette raison, PG&E donne de l'argent aux gens qui veulent partir et fait installer des filtres coûteux chez ceux qui veulent rester.

«Nous offrons le choix aux gens, c'est eux qui décident», dit-il.

Roberta Walker rejette cette explication. «Avant de faire construire notre nouvelle maison, nous avons bien sûr fait tester l'eau, dit-elle. Il n'y avait pas de contaminants.»

Pour Daron Banks, la véritable solution serait de bâtir une ou plusieurs usines pour traiter l'eau de la nappe phréatique. Après des années de soirées d'information et de discussions, il ne croit pas que cela va arriver. Comme Mme Walker, il fait partie d'un nouveau recours collectif contre PG&E.

«D'après moi, le voeu le plus cher de PG&E est que les gens quittent une fois pour toutes. Alors il ne restera plus personne pour se plaindre.»

Sous les dettes

Barbara Ray, 52 ans, a acheté sa maison de rêve à Hinkley, en 2006. Aujourd'hui divorcée, l'enseignante est aux prises avec un problème: l'eau de sa propriété est contaminée au chrome hexavalent.

PG&E a offert d'acheter sa maison, mais la somme proposée ne couvre pas l'hypothèque.

«Qu'est-ce que je suis censée faire? dit-elle. Vendre et me retrouver endettée, à cause d'un problème dont je ne suis pas responsable?»

Il y a deux ans, elle a fait remblayer sa piscine creusée, car elle ne voulait pas contaminer les enfants qui viennent en visite chez elle. Elle a elle-même bu de l'eau du robinet pendant quatre ans et a développé un problème aux cordes vocales, qu'elle n'avait jamais eu en 25 ans passés dans le domaine de l'enseignement.

PG&E procédera sous peu à l'installation d'échangeurs d'ions sur son terrain et de plusieurs filtres à osmose inverse dans sa maison. Entre-temps, l'entreprise fournit de l'eau en bouteille.

Le quartier se vide un peu plus chaque mois, dit-elle. Depuis deux ans, Mme Ray a perdu cinq voisins: l'un est décédé du cancer, et quatre ont vendu leur maison à PG&E.

«L'automne dernier, j'ai passé la Thanksgiving avec mes voisins. Ils m'ont dit qu'ils ne partiraient pas. Aujourd'hui, leur maison est barricadée. Ils n'ont pas dit au revoir. J'assiste en direct à la mort d'une communauté.»

Malgré tout, Mme Ray dit aimer la vie à Hinkley. La nuit, quand elle ne peut pas dormir, elle sort parfois sur le patio, derrière sa maison.

La voûte étoilée est immense, comme elle ne l'a jamais vue ailleurs.

Elle s'assoit et regarde les étoiles. Elle oublie les tracas et la station de relais PG&E, bien visible quand la nuit est claire, à 750 m de son lit.

***

Qui est Erin Brockovich?

Catapultée dans l'imaginaire collectif lors du succès du film qui porte son nom, en 2000, Erin Brockovich a mis au jour le déversement illégal de chrome hexavalent à Hinkley et a participé au procès contre PG&E qui s'est soldé par un règlement négocié de 333 millions.

Roberta Walker, résidante de Hinkley et militante de la première heure, se souvient d'avoir donné du matériel et des études sur l'eau contaminée à Erin Brockovich, au début des années 90. Les deux femmes sont depuis devenues amies.

«C'était une drôle d'époque, dit Mme Walker. Nous avions des tas de questions, mais peu de réponses. Il fallait tout rechercher nous-mêmes. Les gens ne s'intéressaient pas au dossier.»

Réalisé par Steven Soderbergh, le film, dans lequel Julia Roberts tient le rôle d'Erin Brockovich, qui lui a valu un Oscar, est inspiré des faits réels, mais prend des libertés.

«Le bon côté, c'est que ça montre que la communauté s'est fait avoir. Les gens connaissent les grandes lignes de notre histoire», note Mme Walker.

À l'époque, Erin Brockovich était une assistante juridique pour l'avocat californien Edward L. Masry. Depuis, elle continue de s'engager dans les causes environnementales, notamment dans les cas d'exposition à l'amiante.

Dans une entrevue au New York Times, en 2011, Mme Brockovich a dit que la situation à Hinkley était «triste, honteuse et préoccupante».

«L'économie est en piteux état, et les gens ne prêtent pas attention [aux problèmes de Hinkley]. Il faut trouver une façon de surveiller ces entreprises», a-t-elle dit.

Photo : Nicolas Bérubé, La Presse

Barbara Ray et son chien Honey, à l'emplacement où se trouvait la piscine creusée de Mme Ray. Elle l'a fait remblayer pour ne pas contaminer les enfants au chrome hexavalent.

Photo : Nicolas Bérubé, La Presse

Jean et Floyd Burns habitent Hinkley depuis 46 ans et ne veulent pas quitter la ville, même si PG&E a installé un système de filtration dans leur cour.