Ils ont connu les horreurs de la guerre en Irak et en Afghanistan. Mais le retour au pays ne signifie pas pour eux la paix. Une nouvelle génération d'anciens combattants est en effet en train de rejoindre dans la rue les vétérans du Viêtnam dont l'itinérance est devenue chronique. Nos collaborateurs Richard Hétu et François Pesant font le point sur ce problème dont l'administration Obama veut venir à bout d'ici à 2015.

Casquette des Yankees vissée sur la tête, cigarette calée derrière l'oreille, Barry Gotay se dirige à pied vers une station de la ligne 7 du métro de New York, première étape d'un voyage qui doit le conduire au Texas. Le vétéran de la guerre d'Irak porte deux petits sacs contenant toutes ses possessions -quelques vêtements, deux ou trois livres et des appareils électroniques.

«J'ai eu une série de malchances. Avec un peu de chance, cette série a pris fin quand je suis sorti de là», dit le New-Yorkais de 27 ans en faisant allusion au refuge pour anciens combattants sans abri qu'il vient tout juste de quitter après un séjour d'un peu moins de cinq mois.

Située dans un secteur industriel de Queens, la Résidence pour vétérans de l'avenue Borden n'est guère accueillante. Ses quelque 200 occupants, hommes et femmes, doivent passer un portique de détection de métaux pour accéder aux dortoirs de l'immeuble qui avoisine des usines et des entrepôts devant lesquels grondent des camions de toutes tailles du matin au soir.

Sous une pluie froide du mois de décembre, l'endroit est sinistre.

«J'espère que les vétérans qui sont là vont en sortir sans encombre», ajoute Barry en poursuivant sa marche vers la station de métro Hunters Point, qui se trouve à seulement deux arrêts de Manhattan et de ses gratte-ciel rutilants. «Parce qu'il y a là quelques personnes qui devraient être dans des hôpitaux psychiatriques, qui se parlent à elles-mêmes.»

«Dix-huit années de néant»

Né au sein d'une famille pauvre du Bronx, Barry Gotay fait partie d'une nouvelle génération d'anciens combattants américains sans abri. Après avoir servi leur pays en Irak ou en Afghanistan, ils ont rejoint dans la rue les vétérans du Viêtnam, dont l'itinérance est devenue chronique et de plus en plus mortelle.

La question est aujourd'hui de savoir si les Barry Gotay des guerres d'Irak et d'Afghanistan s'en sortiront mieux que les John Lavery de la guerre du Viêtnam. Car pour John Lavery, la vie est devenue un cercle infernal dont il semble incapable de sortir.

Depuis le début de ses 18 années d'errance, cet ancien héroïnomane a certes passé quelques nuits dans des refuges pour sans-abri. Mais il préfère à ces endroits plus ou moins sûrs Bryant Park, situé au coeur de Manhattan, et le métro de New York, où il passe la plupart de ses nuits avant d'en émerger, vers 6h du matin, pour aller prendre sa dose quotidienne de méthadone dans une clinique du Bronx.

Dans la file d'ex-accros de l'héro, l'ancien mitrailleur de porte retrouve aussi des revendeurs de marijuana auprès desquels il s'approvisionne régulièrement. «C'est tout ce que je veux faire, fumer un peu d'herbe», dit cet homme aux rides profondes, qui est connu dans la rue sous le nom de Jack.

Passé le cap des 60 ans, Jack rate la plupart de ses rendez-vous avec les personnes qui pourraient l'aider à trouver un toit temporaire ou permanent. Blessé au combat, il attribue une partie de sa déroute personnelle à sa culpabilité de survivant et à une faible estime de lui-même.

Mais le reste lui semble un mystère cruel.

«Personne ne devrait être puni comme ça, pas même Satan. Pas même Satan ne devrait avoir à endurer 18 années de néant», dit-il.

Le stress post-traumatique

Barry Gotay et John Lavery sont au nombre des quelque 125 000 anciens combattants qui se sont retrouvés à la rue à un moment ou à un autre en 2012. Ils font partie d'un triste contingent dont le nombre a heureusement diminué de façon significative au cours des dernières années, résultat des mesures mises en place par l'administration Obama, qui entend venir à bout du problème des vétérans à la rue d'ici à 2015 (voir autre texte).

La Maison-Blanche pèche peut-être par excès d'optimisme, mais son plan a entraîné des changements que certains anciens combattants sans abri peuvent eux-mêmes mesurer.

«Je me suis retrouvée dans la rue avant la présidence d'Obama et après son élection. C'est presque le jour et la nuit», dit Salome Celsek, une ancienne combattante de 50 ans qui a abouti à la Résidence de l'avenue Borden après avoir perdu son emploi et son appartement. «Plusieurs nouveaux services sont apparus depuis que Barack Obama est à la Maison-Blanche. Et le département des Anciens Combattants a commencé à prendre au sérieux le stress post-tramautique. Personne n'a vu ou fait ce que nous avons vu et fait.»

Trafiquant de crystal meth

Michael Long aurait lui-même pu prononcer ces dernières paroles. Né à Buffalo il y a 30 ans, ce colosse au crâne rasé a été déployé en Irak en 2002, 2004 et 2005, et en Afghanistan en 2007.

Il a abattu des Irakiens dont il n'était pas toujours sûr s'ils étaient des insurgés ou des civils. Il a perdu en 2004 la moitié de ses compagnons d'armes, dont un capitaine tué par un tir de mortier pendant qu'il se soulageait dans une toilette portable. Et il a été atteint d'une balle au sternum, une blessure à laquelle il aurait souhaité ne pas survivre.

«J'avais perdu beaucoup de sang, se souvient-il. Tout est devenu flou. J'allais mourir, ma vie était finie. J'étais en paix avec ça, je me laissais aller. Mais soudain, je me suis réveillé dans un putain d'hélicoptère avec toutes ces personnes qui criaient autour de moi. Fuck! Je me sentais lésé, privé d'une mort honorable. Honnêtement, chaque fois que je me réveille le matin, je pense à ce moment-là, et je me dis: fuck

Michael Long souffre encore de stress post-traumatique, une condition qui a contribué à ses problèmes après son dernier déploiement. En 2008, il a été arrêté sur la base militaire de Fort Carson, au Colorado, et condamné à six mois de prison pour trafic de crystal meth, une drogue qu'il consommait lui-même.

Après sa mise en liberté, il a vécu pendant un an et demi dans sa camionnette, dont il se servait pour transporter du crystal meth du Colorado à New York. Au bout d'une énième quinzaine de jours sans dormir, il s'est rendu à la police. On lui a donné le choix de purger une peine de prison ou de participer à un programme conçu pour les vétérans sans abri qui souffrent de stress post-traumatique et de dépendance à la drogue.

«C'est dur», avoue Michael Long au cours d'une entrevue dans une des résidences pour vétérans sans abri à Manhattan. «Après l'armée et la prison, je n'ai aucune idée de la façon de mener une vie normale.»

Un retour aux études

Barry Gotay, vétéran d'Irak en route vers le Texas, est peut-être mieux équipé que lui pour affronter la vie civile. Certes, la guerre ne l'a pas épargné. Déployé dans la province de Kirkouk, il a subi des traumatismes cérébraux dus au souffle des explosions d'engins piégés.

Après l'une de ces explosions, il a été rapatrié à Hawaii, où se trouvaient sa base et la femme qu'il allait marier. Les deux ont mené un vain combat pour traduire en justice les soldats qui ont participé au viol collectif dont cette femme dit avoir été victime. Leur échec les a conduits à quitter l'armée et à s'établir en Pennsylvanie, où la vie du couple est devenue infernale.

«Ma femme avait des problèmes psychologiques encore plus graves que les miens, raconte Barry Gotay. Elle finissait une bouteille de Jack Daniels par jour et devenait très violente. Un soir qu'elle m'a frappé, j'ai appelé la police. La police est venue et m'a dit de quitter la maison, même si c'est moi qui avais appelé. Et voilà comment je me suis retrouvé à la rue.»

Barry Gotay hoche la tête en pensant à sa «série de malchances», à laquelle il faut ajouter les séquelles de ses traumatismes cérébraux: pertes de mémoire, anxiété, dépression. Mais il se dit heureux de quitter New York pour le Texas, où la vie est moins chère et où l'attend un appartement payé en partie par un des programmes de l'administration Obama.

«Une fois que j'aurai mon logement, je pourrai retourner aux études, dit cet informaticien autodidacte. J'aimerais bien trouver un emploi dans le monde de l'édition. En fait, je suis encore assez jeune pour rêver de devenir président.»

Photo François Pesant, collaboration spéciale

Vétéran d'Irak, Barry Gotay se dit heureux de quitter New York pour le Texas, où la vie est moins chère et où l'attend un appartement payé en partie par un des programmes de l'administration Obama.