Parfois impopulaire, la Cour suprême des États-Unis se réserve le « dernier mot » à l'écart de la politique, affirme dans un entretien exclusif à l'AFP l'un des neuf sages, Stephen Breyer, à la veille d'une décision historique sur la réforme santé du président Obama.

Au moment où la haute Cour s'apprête à trancher sur la loi très contestée par les conservateurs, le juge Breyer, 73 ans dont 18 passés à siéger dans le temple de la justice américaine, souligne combien la politique est « incompatible avec le rôle d'un juge ». « 100 % incompatible », insiste-t-il, dans la solennité d'une majestueuse salle de l'édifice néoclassique.

« La politique, c'est ce qui est populaire », dit le magistrat, or les Américains « vont suivre les décisions de la Cour même quand ils ne sont pas d'accord, même quand ces décisions ne sont pas populaires, et nous appelons cela l'État de droit ».

Ce francophile au sourire jovial, qui arbore la Légion d'honneur, rappelle que l'ex-président George W. Bush lui-même avait dû se plier aux décisions de la Cour sur la prison de Guantanamo. Les neuf sages avaient donné raison « à chaque fois, aux détenus, des hommes pas du tout populaires, face au président des États-Unis, un homme bien puissant ».

Pourtant, la Cour avait tranché en faveur du même George W. Bush dans le décompte des voix en Floride, lors de la présidentielle de 2000. Le juge considéré comme progressiste s'y était opposé.

« J'essaie de décider les affaires le mieux que je peux. C'est ainsi que font les juges. Ensuite les journalistes, les professeurs de droit ou d'autres peuvent dire s'ils considèrent cela progressiste, conservateur ou tout ce qu'ils veulent ».

Le juge Breyer a été choisi, comme ses huit pairs, au plus haut niveau de l'État. La Cour, point final des grands litiges fédéraux, est divisée politiquement, entre cinq juges nommés par des présidents républicains et quatre autres choisis par des démocrates.

« On est nommé ici pour la vie », observe le juge choisi par le démocrate Bill Clinton. « Le président Jefferson a dit : le problème avec la Cour suprême c'est qu'ils ne prennent jamais leur retraite et qu'ils ne meurent que rarement », ironise-t-il, dans un excellent français.

« C'est très long, mais en même temps, c'est très difficile de faire pression politiquement sur un juge », estime le magistrat qui refuse de faire le moindre commentaire sur la décision très attendue de la Cour suprême sur la réforme santé du président Obama.

Une façon différente de voir le monde

Bien sûr, dans un pays de 309 millions d'habitants, « les origines peuvent être différentes d'une personne à une autre ». « Vous et moi sommes nés quelque part et avons grandi quelque part. J'ai grandi à San Francisco et je suis allé à l'école d'État », raconte-t-il.

Mais « cela n'a rien à voir avec la politique, c'est juste une façon différente de voir le monde et cela peut transparaître dans nos décisions, il n'y a rien de mal à cela ».

Quelque 40 % des décisions sont unanimes, assure le haut magistrat. Il explique aussi qu'un seul « critère » compte pour qu'une affaire vienne devant la Cour suprême : la « nécessité d'avoir une interprétation uniforme » de la Constitution ou d'une loi fédérale.

Chaque année, environ 80 des 8000 dossiers déposés sont examinés. « L'univers où nous tranchons est limité, mais nous avons le dernier mot en droit fédéral », affirme M. Breyer.

Il observe qu'Alexander Hamilton, un des pères fondateurs, avait trouvé que seuls des juges pouvaient interpréter la Constitution. À la différence du président et du Congrès, « personne n'entend parler des juges, ils sont de couleur grise, ils n'ont le pouvoir ni de la bourse ni du glaive, donc ils ne deviendront pas trop puissants ».

Ce féru de littérature et de philosophie française estime que la Constitution doit s'interpréter à l'aune du monde moderne. « Les mots liberté d'expression, de parole, de religion expriment des valeurs qui ne changent pas, mais les circonstances changent toutes les cinq minutes (...) et nous devons les appliquer à un monde qui a l'internet, à un monde qui a la télévision », dit-il.

Souvent dans la minorité à la Cour, il a critiqué une décision de 2008 qui lève toute limite au financement électoral et qui pourrait bientôt être revisitée par la Cour. Comme « disait un célèbre joueur de base-ball, je ne fais jamais de prévisions, particulièrement à propos de l'avenir », conclut-il dans un sourire.