En 1980, durant une soirée saturée de drogue et d'alcool, Kenneth Hartman, 19 ans, a tué un homme à coups de poing. Trente ans plus tard, il est devenu un auteur, un mari, un père. Dans n'importe quel autre pays industrialisé, Kenneth Hartman serait sorti de prison ou, à tout le moins, il serait admissible à la libération conditionnelle. Mais pas en Californie, un État progressiste avec les lois les plus réactionnaires aux États-Unis. Notre collaborateur est allé le rencontrer à la prison de California-Lancaster.

Il y avait une silhouette sur la table du parc.

Kenneth Hartman, les yeux injectés de sang et les poings tendus, l'a pris comme un crachat au visage. C'était lui le patron du quartier. Le maître du parc.

Il a bousculé l'homme couché sur la table et lui a dit de décamper.

Hartman était craint à Long Beach, au sud de Los Angeles. Il avait été arrêté plusieurs fois. Il aimait boire, se droguer et se battre. Une soirée qui ne finissait pas dans la bagarre et le sang était comme une bière sans alcool, une perte de temps.

«Tu ne me diras pas quoi faire, petit punk», lui a répondu l'homme couché sur la table du parc.

Dans l'univers des jeunes délinquants, un punk est une mauviette que les détenus sodomisent.

La tête explosée par les méthamphétamines et la tequila, Hartman s'est mis à frapper l'homme, un sans-abri nommé Thomas Allen Fellowes.

Quand il a eu fini, M. Fellowes gisait sur le sol, dans une marre de sang.

Kenneth et un ami qui l'accompagnait ont pris les affaires de M. Fellowes et les ont lancées dans le parc, pour qu'il ait à les chercher à son réveil.

Le lendemain, Hartman était avec un ami quand les policiers ont actionné leurs gyrophares. Une policière tenait Hartman en joue avec son arme. Elle avait un regard terrifié, se souvient-il.

À la prison municipale de Long Beach, il a appris qu'il était arrêté pour meurtre. Ce jour-là, le 29 juillet 1980, Kenneth Hartman, 19 ans, est entré dans le système carcéral, pour y rester jusqu'à la fin de sa vie.

Le centre de détention à sécurité maximale California-Lancaster ressemble à une usine moderne et déprimante. Les bâtiments sont gris. La clôture qui entoure la propriété est grise. L'endroit est entouré de kilomètres de fils barbelés munis de lames de rasoir qui brillent sous le soleil du désert du nord de Los Angeles.

Chaque visiteur doit présenter sa lettre d'autorisation et vider ses poches. Le règlement est strict: pas de jeans car les prisonniers sont en jeans. Pas de vêtements beiges car les gardiens sont en beige. Pas de crayons. Pas de papier. Pas d'argent en coupures de plus d'un dollar.

Kenneth Hartman apparaît. L'homme de 49 ans affiche un grand sourire et offre une poignée de main ferme. On lui fait remarquer qu'il est sans doute l'auteur le plus difficile à joindre des États-Unis. Le détenu numéro C-19 449 laisse échapper un rire qui remplit la salle.

«Alors, qu'est-ce qui t'amène ici?» demande-t-il.

Un prisonnier sur six purge une peine à vie en Californie, l'État qui compte la plus grande population carcérale aux États-Unis. La Californie dépense près de 10 milliards de dollars annuellement pour ses prisons, soit plus que pour son réseau d'universités.

Dans les prisons surpeuplées, les gymnases ont été transformés en dortoirs improvisés. Les émeutes sont plus fréquentes et plus violentes qu'avant.

Kenneth Hartman vit cette réalité, et essaie de l'expliquer au monde extérieur. Durant ses trois décennies d'incarcération, il est devenu un auteur, un mari, un père. Il est condamné à la prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

«Les gens appellent ça «l'autre peine de mort», explique-t-il. C'est ce qui arrive quand il n'y a pas d'espoir, pas de date de sortie à laquelle on peut se raccrocher.»

Les premières années de Kenneth Hartman en prison ont été dures et violentes. Dans les années 80, la Californie expérimentait une nouvelle attitude face aux criminels: infliger la douleur.

Les gardiens réglaient les problèmes à coups de poing. Les prisonniers n'avaient qu'un seul droit: celui de se taire.

Hartman a vite fait connaissance avec les gangs et les méthodes qu'ils employaient. Il a été impliqué dans des bagarres et des tentatives de meurtre. Le désir d'être respecté était fort pour les prisonniers. «La violence était un mode de vie, dit-il. C'était comme une drogue.»

Des années plus tard, après des transferts et des mois passés au cachot, Hartman a commencé à s'intéresser à l'écriture. Il a suivi un atelier offert en prison. Son premier essai a été publié par un magazine. Il a reçu des demandes d'articles sur la vie en prison.

«J'ai vu que j'avais de la facilité à écrire. Pour moi, ça a été une révélation.»

À l'insistance d'un éditeur de New York, Kenneth Hartman s'est mis à écrire ses mémoires. Son livre, Mother California: A Story of Redemption Behind Bars, a été publié l'an dernier. Il a remporté le Eric Hoffer Book Award et le Nautilus Book Award. Il sera offert en format poche cet automne.

Sur sa photo d'incarcération, Kenneth Hartman a le regard dur. Ses cheveux sont en brosse, au-dessus de son front large. Trente ans plus tard, M. Hartman est chauve, et a le sourire plus facile qu'avant.

«L'écriture m'a sauvé la vie. Mais par-dessus tout, c'est ma femme Anita qui m'a sauvé. Le monde dans lequel je vivais était sombre et dur. Recevoir de l'amour, et ensuite devenir père et tenir mon enfant dans mes bras, ça a sonné une cloche dans ma tête.»

C'est lorsqu'il s'est mis à l'écriture qu'il a rencontré celle qui allait devenir sa femme. Après quelques années de fréquentation, le couple s'est marié. Les jeunes époux ont eu le droit à des après-midi privés dans une roulotte placée sur le terrain de la prison et réservée aux couples. En 1995, leur fille, Alia, est née.

Anita Hartman dit avoir été séduite par la voix de l'homme qui allait devenir son mari.

«Il parlait comme un écrivain, mais il n'était pas prétentieux», se souvient-elle.

Vivre avec un mari en prison à perpétuité est un choix qui laisse des séquelles. Mme Hartman dit avoir vécu des hauts et des bas au fil des ans.

«J'aime la relation qu'il a avec sa fille. Mais pour nous, c'est difficile. Je me suis battue pour réformer le système, pour espérer qu'il puisse sortir un jour. Aujourd'hui, je suis découragée. Je suis fatiguée de me battre.»

Alia Hartman a 14 ans. Elle a des notes raisonnables à l'école, est obsédée par son nouvel ordinateur portable Mac. Elle aimerait apprendre le français l'an prochain - même si ses parents trouvent que l'espagnol serait un choix plus judicieux pour une jeune fille de la Californie.

«Le français m'a toujours attirée, explique-t-elle d'une voix douce. C'est une belle langue.»

Elle habite avec sa mère et parle à son père au téléphone deux fois par semaine. Elle va le visiter un dimanche sur deux, un rendez-vous qu'elle ne rate jamais. «Quand je vois mon père, chaque seconde est importante», dit-elle.

Quand les jeunes qu'elle côtoie apprennent que son père est en prison, ils veulent souvent savoir quand il va sortir. «Je leur explique qu'il ne sortira pas. Il est en prison pour la vie.»

Son père lui a souvent dit qu'il ne serait pas offusqué si elle omettait de dire qu'il est incarcéré. Alia s'en balance.

«Si les gens ne sont pas à l'aise avec ça, ça les regarde. Moi, j'aime mon père et je n'ai rien à cacher.»

Dans n'importe quel autre pays industrialisé, Kenneth Hartman serait sorti de prison aujourd'hui ou, à tout le moins, admissible à la libération conditionnelle. Pas en Californie, où les lois pénales comptent parmi les plus sévères aux États-Unis.

Dans les années 90, par exemple, les politiciens ont décidé de «nettoyer» les grandes villes américaines. Ils ont instauré la loi du «Three Strikes and You're Out», qui envoie en prison à vie ceux qui sont condamnés à trois reprises, peu importe le crime. La mesure a été appuyée par le puissant syndicat des gardiens de prison, dont les rangs ont fortement augmenté depuis.

Aujourd'hui, plus de 170 000 détenus s'entassent dans les 33 prisons de la Californie, dont la capacité d'accueil est établie à 100 000.

Des dizaines de milliers de prisonniers sont enfermés pour avoir commis des crimes non-violents comme avoir acheté de la drogue ou vendu du matériel volé.

Kenneth Hartman a vu les conditions se détériorer au fil des ans. Les programmes de réadaptation et d'éducation, qui l'ont aidé, ont été coupés, faute d'argent.

«Aujourd'hui, le taux de récidive chez les ex-prisonniers est de 70% en Californie. C'est pire que jamais, et c'est la preuve par A plus B que le système ne fonctionne pas.»

Il y a plusieurs années, Kenneth Hartman a créé une «zone d'honneur», où ont pu être transférés les détenus non-violents qui n'avaient pas d'affiliation aux gangs. Le projet a été arrêté quand des élus se sont opposés à ce que les fonds publics servent à un projet perçu comme rendant la vie de prisonniers plus confortable. Ils étaient aussi opposés à la notion que les détenus puissent faire preuve «d'honneur».

Avec la récession et les finances précaires de l'État, les élus songent désormais à réformer les peines pour diminuer la surpopulation carcérale.

«C'est triste qu'il faille une récession pour que les mentalités changent. Qui sait, peut être que cette fois, ils vont décider de redresser le système.»

Hartman dit ne pas se faire d'illusion sur sa propre peine.

«Je suis résigné à passer le reste de ma vie en prison, dit-il, en choisissant bien ses mots. Ce n'est pas quelque chose qui me fait plaisir, mais j'ai appris à vivre avec. Aujourd'hui, je mets mon énergie à essayer d'améliorer mon monde, à être une influence positive et à élever ma fille au meilleur de mes capacités.»

Ces jours-ci, Kenneth Hartman économise l'argent qu'il touche avec ses articles et son livre. Il rêve d'acheter une voiture à sa fille pour ses 16 ans. Il veut lui acheter une Ford. «Une Ford neuve, dit-il, incapable de réprimer un sourire. Pas une usagée.»

Kenneth Hartman était en prison depuis quelques années quand un ami également incarcéré lui a demandé de passer un coup de fil à son avocat pour lui.

Hartman a glissé une pièce de monnaie dans la fente du téléphone de la prison.

À l'autre bout du fil, la réceptionniste du bureau d'avocats a noté son message. Quand elle a voulu avoir un numéro de rappel, Hartman a dit que c'était impossible. La prison ne permet pas de recevoir les appels.

«Es-tu en prison toi aussi? a-t-elle demandé.

- Oui.

- C'est comment, la prison?

- C'est comme une journée interminable qui dure des années.»

Après qu'il ait raccroché, un prisonnier lui a dit qu'il avait l'air de bien s'entendre avec la réceptionniste. Hartman a haussé les épaules.

Le type lui a donné une pièce de monnaie «Tiens. Rappelle-là.»

Kenneth Hartman a rappelé.

«Anita, a dit la voix à l'autre bout du fil. Je m'appelle Anita.»

Mother California: A Story of Redemption Behind Bars

Kenneth E. Hartman

Atlas&Co., 199 pages