Pendant 15 ans, Wendell Potter a travaillé aux relations publiques de CIGNA, un géant de l'assurance maladie privée aux États-Unis. En tant que directeur des communications, son rôle était de veiller à ce que les plaintes des clients ne mettent pas la compagnie dans l'embarras. M. Potter a remis sa démission l'an dernier. Il milite depuis en faveur d'une assurance maladie publique aux États-Unis. La Presse l'a interviewé.

Q Après une carrière fructueuse passée à CIGNA, vous avez remis votre démission l'an dernier. Qu'est-ce qui vous a poussé à prendre cette décision?

 

R À l'été 2007, je suis allé passer quelques jours chez mon père, au Tennessee. Un matin, j'ai lu dans le journal local qu'une «expédition de santé» allait avoir lieu tout près, dans un terrain de foire, en Virginie. Cela a piqué ma curiosité. J'ai donc emprunté la voiture de mon père et je suis allé faire un tour. Ce que j'ai vu m'a scié. Des milliers de personnes sans assurance maladie attendaient des heures en file pour voir un médecin ou un dentiste. Les spécialistes travaillaient en public, protégés de la pluie par des infrastructures conçues pour des animaux de foire. Il n'y avait aucune intimité, tout était ouvert. Plusieurs patients avaient dormi dans leur voiture pour avoir une place. Je n'arrivais pas à croire que tout ça avait lieu aux États-Unis. Disons que cela a accéléré une réflexion que j'avais entreprise. Quelques mois plus tard, j'ai remis ma démission.

Q Près de 50 millions d'Américains n'ont pas d'assurance maladie. Vous n'avez pas découvert ça du jour au lendemain?

R Durant la majeure partie de ma carrière, j'avais l'impression de travailler pour une cause juste. J'avais un bon salaire, un grand bureau. Je savais que 47 millions d'Américains n'avaient pas d'assurance maladie. Or, comme la plupart de mes collègues, j'étais isolé de la «vraie vie», de la réalité de ces gens. Tant qu'on n'a pas côtoyé la misère, tout cela reste théorique, ça reste une statistique. Dans mon quotidien, j'étais préoccupé par les profits de la compagnie, par les attentes de Wall Street. C'est ce qui vous occupe l'esprit, à ce niveau-là.

Q Comment l'industrie s'y prend-elle pour répondre aux attentes de Wall Street?

R Les assureurs tentent par tous les moyens de limiter les réclamations importantes. Par exemple, les gens malades voient leurs primes grimper, année après année. Bien des gens ne peuvent plus payer ces primes. C'est prévu. Les clients malades ne renouvellent pas leur contrat et l'assureur perd un client qui nuisait à ses profits. Des millions de personnes sont écartées de cette façon.

Q Cette situation est décrite dans le film Sicko, de Michael Moore. Dans votre travail, vous avez été appelé à critiquer le film et à discréditer M. Moore. Comment cela fonctionne-t-il?

R J'ai vu le film et mon rôle était de trouver les failles, même si, dans mon for intérieur, j'ai trouvé le film très juste. Nous avons lancé une campagne pour discréditer Moore. Nous avons fait savoir aux élus démocrates du Congrès que ce n'était pas une bonne idée de parler du film, de soutenir ses conclusions. S'ils le faisaient, ils s'exposaient à des répercussions. La perte de contributions financières ou bien une campagne publicitaire visant à les discréditer. Ça a fonctionné. Le film a été marginalisé.

Q Le président Obama veut réformer l'assurance maladie. De l'intérieur, quelle est la position de l'industrie face à ces bouleversements?

R Les compagnies ont peur d'une «option publique», car cela les forcerait à diminuer leurs profits afin d'être concurrentielles avec le gouvernement. Or, les compagnies veulent une réforme pour une raison bien simple: des milliards de dollars en fonds publics sont en jeu. Une des idées proposées est de forcer les gens à acheter une police d'assurance privée, qui serait en partie subventionnée par le gouvernement. Les compagnies y voient une occasion en or de faire croître leur industrie. C'est pour cela qu'elles financent les lobbyistes, plus actifs que jamais à Washington. Elles veulent une part du gâteau.

Q Vous avez donné des entrevues à PBS, MSNBC et CNN, mais les compagnies d'assurances n'ont pas réagi à vos propos. Pourquoi?

R Je pense que leur stratégie est de ne pas chercher l'affrontement. L'affrontement crée la controverse, et la controverse donne de la visibilité. Je sais que CNN a essayé d'obtenir qu'un représentant de l'industrie vienne débattre avec moi en ondes. On a répondu que personne n'était disponible... Je crois qu'ils ont peur de mes arguments, d'avoir l'air de patiner. Je connais leurs méthodes, car je les ai appliquées durant des années.

Q Votre vie a changé du tout au tout depuis votre départ. Comment vivez-vous votre nouveau rôle de critique?

R C'est très libérateur. Dans mon emploi, je devais toujours peser mes mots, faire attention à ne pas mettre la compagnie dans l'embarras. Plus j'étais critique de mon travail, plus c'était difficile. Aujourd'hui, personne ne me dit quoi dire, quoi faire. Tant que des gens seront intéressés à m'entendre, je vais continuer de donner des entrevues.