Un sac de couchage sale. Un matelas de camping. Un sandwich au jambon - pain blanc, fromage Kraft - et une grosse bière bon marché à 6,9% d'alcool.

C'est l'heure du midi pour les travailleurs licenciés. Ils sont une quarantaine à être assis sur le trottoir de Main Street, adossés à une clôture de fer, près de leurs tentes multicolores. À l'horizon, on distingue les hôtels chic et des casinos de la Strip. Vus d'ici, ils semblent aussi accessibles que la lune.

Les sandwichs sont un don d'une femme à bord d'une Honda Civic rouge. La voiture s'est arrêtée. La dame a tendu un sac. Elle est repartie sans dire un mot.

«Les gens sont généreux, explique Tiena Garner, assise en indien sur son sac de couchage. Mais ils ne nous parlent pas. Ils ont peur de venir dans le quartier.»

Son compagnon, Doran L. Black, hausse les épaules et prend une gorgée de bière.

«Je ne les blâme pas, ajoute-t-il. Moi non plus, je ne passais pas mes samedis après-midi ici quand j'avais une maison.»

Las Vegas pique du nez. Depuis l'an dernier, les casinos et les hôtels abolissent des postes. Plus de 20 000 emplois ont disparu en 2008. Le taux de chômage, traditionnellement l'un des plus bas au pays, est de 9,1%, soit deux points de plus que la moyenne nationale.

Des commerces ferment. Des milliers de familles perdent leur maison. Ceux qui dégringolent le plus bas atterrissent sur Main Street, dans North Las Vegas. Un quartier d'entrepôts et de refuges pour les sans-abri.

Les plus chanceux trouvent un lit. Les plus débrouillards trouvent une tente. Les plus mal pris dorment à même le trottoir.

Tiena Garner est arrivée ici au mois d'octobre, avec sa fille de 10 ans. Elle travaillait pour une succursale des magasins Target et venait d'être transférée de San Diego à Las Vegas quand les coupes ont été faites.

«J'avais un bon salaire, et l'assurance santé. Aujourd'hui, je dors avec ma fille dans un centre pour sans-abri. C'est tout un choc...»

Durant les premières semaines, Mme Garner a cherché du travail. Sans succès. Aujourd'hui, elle a mis son nom sur une liste pour avoir accès à un logement subventionné. La liste est longue et très peu de personnes sont choisies.

«Trouver du travail, c'est impossible, dit-elle. Personne n'embauche. Même au McDonald's.»

La misère des riches

À l'autre bout de la ville, une réceptionniste pianote sur un clavier d'ordinateur dans un hall au plancher de marbre. Elle accueille un visiteur qui a réservé une chambre dans la tour Trump, un hôtel de luxe de 52 étages, inauguré en grande pompe l'an dernier.

L'hôtel Trump a tout pour attirer les voyageurs fortunés. Son vaste hall avec des chandeliers en cristal donne l'impression d'arriver dans un palais de Monaco. Les 1200 suites et condos sont immenses et comprennent des salles de bains avec une baignoire à remous, des meubles design et un aménagement luxueux.

Un seul élément manque à l'appel: les clients.

«Vous pouvez avoir la chambre que vous voulez, annonce la réceptionniste. L'hôtel est vide. C'est vraiment mort.»

Les chambres sont offertes au prix de 109$, service de voiturier inclus. Une fraction des 350$ que l'hôtel demandait à l'ouverture, l'an dernier.

Le cas de l'hôtel Trump n'est pas isolé. La plupart des grands hôtels de Las Vegas offrent des chambres à moins de 100$ la nuit. Le nombre de voyageurs a chuté de 4,4% à Las Vegas l'an dernier, et devrait diminuer encore cette année.

Sur la Strip, plusieurs chantiers de construction d'hôtels géants et de casinos sont abandonnés. La ville misait sur une croissance économique sans fin. Le plancher a littéralement disparu en septembre dernier.

«Nous avons reçu trois coups de poing en plein visage», explique Keith Schwer, directeur du département d'économie à l'Université du Nevada à Las Vegas (UNLV).

«Le crédit des banques s'est vidé. Les reprises d'hypothèque ont frappé la ville. Et, l'an dernier, la hausse du prix du pétrole a affaibli l'industrie aérienne, qui amène les clients. »

Las Vegas, dit M. Schwer, connaîtra une année morose. Certains grands hôtels et des casinos vont faire faillite «à coup sûr», croit-il.

«Aller à Las Vegas n'est pas une priorité quand vous venez de perdre votre emploi. Je crois que la ville va repartir quand les gens vont recommencer à travailler partout aux États-Unis.»

Quant aux finances du Trump Entertainment Resort, elles sont loin d'être aussi flamboyantes que l'homme qui dirige l'entreprise et qui donne son nom à la nouvelle tour dorée. Les actions de Trump se vendent environ 25 cents ces jours-ci. En 2006, elles valaient plus de 20$.

Elvis ne chôme pas

Les chapelles de mariage sont alignées sur plusieurs coins de rue le long du Las Vegas Boulevard. À la Chapelle Viva Las Vegas, le propriétaire, Ron Decar, a un look flamboyant : il est vêtu d'une combinaison moulante blanc et or et de lunettes fumées - son costume d'Elvis.

Les affaires vont bien. Il officie lui-même une douzaine de fois par jour. La crise économique, dit-il, fait grimper son chiffre d'affaires.

«Les gens n'ont plus les moyens d'organiser des mariages à 20 000$. Alors ils viennent à Las Vegas. Ici, on fait un mariage pour 500$. Et les chambres d'hôtel sont pratiquement données.»

Cet après-midi, M. Decar doit célébrer le mariage de Morgan et Robert, un couple venu d'Arizona. Il s'excuse et va ouvrir la porte de la chapelle. L'endroit est bondé.

«Elvis est vivant, et il est ici pour célébrer l'amour!» lance-t-il au micro, avant d'entamer les premières paroles de Can't Help Falling in Love tandis qu'un assistant l'accompagne au synthétiseur.

La police veille

Dans Main Street, une voiture de police apparaît à l'horizon. La voiture arrête devant la rangée de tentes installées sur le trottoir. Un policier sort. Il s'avance et parle aux sans-abri. Ceux-ci commencent tranquillement à défaire leur tente et à placer leurs effets dans leur vieux panier d'épicerie.

Doran L. Black soupire et se lève. Il entreprend de démonter sa tente.

«C'est comme ça tous les jours, dit M. Black, qui a perdu son emploi dans la construction il y a 13 mois, et qui dort dans sa tente depuis. Les policiers passent et nous ordonnent de plier bagage et de circuler. Ils suivent les ordres. Ils ne sont pas violents - tant qu'on leur obéit.»

Des dizaines de corps sales se mettent en mouvement. La masse humaine se déplace de l'autre côté de la rue, comme l'ont demandé les policiers, qui regardent la scène, les bras croisés.

Dans une heure, les premiers sans-abri retourneront au même endroit, et commenceront à monter leur tente à temps pour la tombée de la nuit.