L'enjeu soulève moins de passions que la crise financière ou que la guerre en Irak. Il est pourtant primordial. Le prochain président des États-Unis sera sans doute appelé à remodeler la Cour suprême - et le pays tout entier - pour les décennies à venir.

Les Américains n'en sont pas tous conscients mais, lorsqu'ils éliront un nouveau président, la semaine prochaine, ils se prononceront aussi sur le maintien du droit des femmes à l'avortement.

Le résultat du 4 novembre risque d'avoir un impact considérable sur l'orientation politique que prendra la Cour suprême. Et sur des questions aussi fondamentales que le droit à l'avortement, la séparation entre l'Église et l'État et le pouvoir de détenir indéfiniment des suspects terroristes.

Rarement une élection n'a eu autant d'importance pour le plus haut tribunal des États-Unis, selon plusieurs observateurs.

La Cour suprême compte neuf juges: quatre libéraux, quatre conservateurs et un «juge pivot», Anthony Kennedy. Son opinion est souvent déterminante pour trancher les cas les plus litigieux. C'est ainsi que depuis quelques années, plusieurs décisions ont été rendues par cinq voix contre quatre.

L'équilibre est si délicat que le remplacement d'un seul juge pourrait faire basculer la Cour suprême d'un côté ou de l'autre du spectre politique. Or, au moins trois juges se retireront probablement d'ici quelques années. Ils ont plus de 70 ans. Le plus vieux, John Paul Stevens, a 88 ans. Bien qu'il ait été nommé par le président républicain Gerald Ford, il est considéré un magistrat progressiste.

Les juges conservateurs sont plus jeunes. Deux d'entre eux, le juge Samuel Alito et le juge en chef John G. Roberts, ont été nommés par George W. Bush. « Ils sont très, très à droite », constate Jean-François Gaudreault-Desbiens, professeur à la faculté de droit de l'Université de Montréal.

Si le monde se rappellera surtout du président Bush pour le bourbier irakien, la droite religieuse américaine se réjouit plutôt d'un héritage encore plus important à ses yeux: ces deux nominations ultraconservatrices, dont l'impact se fera sentir longtemps après le passage de M. Bush à la Maison blanche.

Le droit à l'avortement en jeu

Le candidat républicain John McCain a promis qu'il suivrait la voie tracée par le président sortant. Son site Internet affirme que la décision légalisant l'avortement (Roe c. Wade, 1973) est « mauvaise et doit être renversée ».

M. McCain répond ainsi aux pressions des militants évangéliques, « farouchement obsédés par l'idée d'invalider cette décision », selon Charles-Philippe David, titulaire de la chaire Raoul-Dandurand à l'UQAM.

Après 35 ans d'efforts, la droite religieuse a presque atteint son but. Il suffirait au président McCain de nommer un seul juge conservateur de plus pour que Roe c. Wade soit renversée. Chaque État serait alors libre d'interdire l'avortement.

Pour sa part, le candidat démocrate Barack Obama s'est prononcé en faveur du droit des femmes à l'avortement. « S'il nommait des juges libéraux à la Cour suprême, on peut imaginer que Roe c. Wade serait garanti pour les 25 prochaines années, puisque ces nominations durent en général un quart de siècle », dit Élisabeth Vallet, membre de l'Observatoire sur les États-Unis de la chaire Raoul-Dandurand.

Les candidats ne s'entendent pas davantage sur le droit des États-Unis de détenir des suspects terroristes indéfiniment et sans accusation. En juin, par cinq voix contre quatre, la Cour suprême a jugé que les prisonniers de Guantanamo pouvaient faire appel devant les tribunaux fédéraux américains. M. Obama s'en est réjoui; M. McCain a déclaré qu'il s'agissait d'une «des pires décisions de l'histoire du pays».

Des juges insoumis

S'il est élu, M. McCain nommera des magistrats qui partagent sa vision restrictive du rôle des juges. « Dans la philosophie conservatrice, le pouvoir judiciaire, sauf exception, doit se plier aux volontés exprimées dans les législations, c'est-à-dire par les élus », dit M. Gaudreault-Desbiens. Début octobre, le président Bush s'est d'ailleurs félicité d'avoir nommé à la Cour suprême «des juges qui interprètent fidèlement la Constitution - sans utiliser les tribunaux pour inventer des lois ou dicter des politiques sociales».

Évidemment, les juges n'ont de comptes à rendre à personne. Au fil des ans, plusieurs d'entre eux ont refusé d'être campés dans le rôle qu'une certaine frange du parti républicain aurait aimé les voir jouer. C'est le cas de John Paul Stevens, mais aussi de David Souter, qui a été nommé par George Bush père, et qui s'est révélé être l'un des magistrats les plus progressistes de la Cour suprême.

Ce n'est pas d'hier que des magistrats insoumis déçoivent les républicains, souligne Mme Vallet. « Quand on a demandé Dwight Eisenhower s'il avait fait des erreurs durant sa présidence, il a répondu: "oui, deux, et elles siègent à la Cour suprême!"»