J'ai rencontré Hocine Sahoui un matin de juin, à la banque alimentaire de la Mission Bon Accueil. Il était penché, en train de ranger du pain dans son sac quand je l'ai abordé. Un grand homme de 50 ans vêtu d'un chemisier bleu, l'air réservé, le regard sombre.

On a commencé à discuter. J'ai vite senti qu'il était au bord du désespoir.Originaire d'Algérie, Hocine est arrivé à Montréal avec sa famille le 26 octobre 2007. Il est père de trois enfants, dont un bébé né ici. Profession ? Ingénieur en géophysique, spécialiste en informatique multimédia. « Mais ici, je ne suis rien », lance-t-il aussitôt avec amertume.

Et votre femme ? Ingénieure aussi, me dit-il. « On était au top. On vivait bien. »

Pourquoi avoir immigré ? Pour les enfants. « Je me disais que là-bas, l'avenir était incertain. Je tiens à en faire des cadres, des gens bien. » Et pour le défi, pour se prouver dans un autre monde.

Il pensait qu'avec ses diplômes, ce serait plus facile. Erreur. Après des mois de recherches infructueuses, il a fini par remplir à contrecoeur un formulaire de bien-être social. C'était au beau milieu de l'hiver. Il avait trois enfants à nourrir dont un nouveau-né, le loyer à payer, un logement à chauffer. La neige tombait, ses économies fondaient. Ses demandes d'emploi restaient sans réponse. « D'un côté, on me dit : vous êtes un cadre supérieur, vous n'avez pas besoin de ça, vous êtes un privilégié. De l'autre, on ne me permet pas de travailler. Si je suis un privilégié, pourquoi on me refuse du travail ? » demande-t-il.

L'espoir d'une vie meilleure ? Hocine y croit de moins en moins. « Je suis franchement déçu. J'étais bien chez moi... » laisse-t-il tomber.

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Hocine, Sabrina et leurs trois garçons habitent un modeste appartement au deuxième étage d'un duplex à Anjou, dans l'est de la ville. J'y suis accueillie par le petit Dany, bébé joufflu qui multiplie les sourires. Ses deux frères, Anis, 10 ans, et Nassim, 7 ans, sont à l'école pour une dernière semaine avant les vacances d'été. Dany s'accroche aux épaules de sa mère qui s'empresse de déposer un plat de pâtisseries algériennes sur la table du salon.

Pour le moment, Sabrina veut rester à la maison pour s'occuper de son bébé né en janvier 2008. Mais d'ici peu, il faudra songer au travail et à la garderie pour Dany. « On m'a conseillé l'enseignement. Je vais voir ce qui est possible... » dit-elle de sa voix chantante.

Quant à Hocine, il mise pour l'instant sur le bénévolat, en espérant que cela puisse l'aider à trouver un emploi. Il a repéré une petite annonce sur le babillard de l'épicerie. Le Service d'aide communautaire Anjou avait besoin de bénévoles pour venir en aide à de jeunes décrocheurs. Il a appelé. On l'a tout de suite recruté.

Ainsi, tous les mardis depuis quelques semaines, Hocine aide des décrocheurs dans leurs travaux de sciences. Il trouve cela parfois un peu bizarre de s'asseoir là à tenter de convaincre des jeunes de se ranger dans un système dont il se sent lui-même rejeté.

Quand il ne fait pas du bénévolat, Hocine continue d'envoyer des CV, de frapper à différentes portes. Et il attend. Parfois, on lui dit : « On n'a rien pour vous, mais on garde votre CV. » Parfois, on lui dit : « On va vous appeler ». Et puis ? Et puis rien.

On lui demande toujours : « Combien d'années d'expérience ici ? » La question finit par l'irriter. « Ça fait sept mois que je suis là, comment voulez-vous que j'aie de l'expérience ici ? Parlez-moi de mes compétences ou de mathématiques ! S'il me manque des modules, je vais les faire la nuit s'il le faut ! »

Il insiste sur le fait qu'il ne veut surtout pas qu'on lui fasse de cadeaux. Il propose d'être mis à l'essai gratuitement s'il le faut. Changer de domaine ? Pourquoi pas. Il pourrait se tourner vers l'enseignement. « Vous me donnez une classe de secondaire. Je rentre. Je suis prêt à relever le défi. Ne me payez pas tout de suite. Payez-moi en fonction du résultat. »

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Le 24 juin, Hocine, Sabrina et les enfants sont allés au parc Lahaie, dans le Plateau Mont-Royal, pour y célébrer la fête de la Saint-Jean... kabyle. Il y avait là Gilles Duceppe et des personnalités de la communauté. Sensible au combat des Québécois pour préserver la langue française, Hocine y voit tout de même un paradoxe. « On nous parle de la loi 101, de la protection de la langue française. Mais vous allez partout, on exige le bilinguisme ! C'est comme si on accompagnait la langue française avec des sédatifs, doucement vers sa mort. »

Durant cette fête kabylo-québécoise, Hocine et Sabrina ont retrouvé des compatriotes qu'ils n'avaient pas vus depuis longtemps. Certains, arrivés ici il y a plus de 15 ans et qui pensaient repartir après une année. Finalement, ils sont très heureux d'être restés, dit Sabrina. « On nous dit toujours que la première année est la plus difficile. »

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Même si l'intégration à l'emploi est difficile, il y a plein de choses que Sabrina et Hocine apprécient dans leur pays d'accueil. La société algérienne est plus codifiée, observent-ils. Ici, l'individu a une plus grande liberté. En tant que Berbères, ils ne s'ennuient pas de la persécution culturelle dont ils étaient victimes en Algérie. Allergiques à tout dogme religieux, ils ne s'ennuient pas non plus de l'omniprésence de la pression religieuse. Le couple se dit parfois surpris de voir que certaines choses qu'ils ont fuies les rattrapent ici. « Que des gens importent des barrières dans un pays libre, je ne comprends pas ! » dit Sabrina.

Sabrina et Hocine ont beaucoup entendu parler depuis leur arrivée du débat québécois sur les « accommodements raisonnables ». Ils en pensent quoi ? « On ne peut pas demander au contenant de prendre la forme du contenu », dit Hocine, philosophe, en pointant sa tasse. « Si on met du café dans un verre, c'est le café qui doit prendre la forme du verre. Moi, je suis le café. »

Sabrina raconte que dans l'entreprise où elle travaillait à Alger, elles n'étaient que deux femmes à ne pas porter le voile. « La deuxième est aussi rendue ici, à Montréal ! » Elle se pose de sérieuses questions quand elle voit des femmes voilées ici. « Je n'ai pas fait 6000 km pour vivre comme là-bas. »

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À la fin du mois de juillet, las de ne pas trouver de travail à Montréal, Hocine a fait un saut à Toronto pour y explorer de nouvelles possibilités. Il y a senti une plus grande ouverture qu'à Montréal. « Ici, c'est comme une vague qui vient avec toute son énergie et finit sur une plage. On ne vous dit pas : « Non, vous ne faites pas l'affaire ». On vous demande d'attendre. » Mais attendre quoi ? Et combien de temps?

Sabrina est pour sa part très contente du soutien que lui offre le Centre des femmes de Montréal. « C'est dommage qu'il n'y ait pas un centre des hommes aussi, pour aider Hocine ! »

Cela dit, même sans aide, Hocine est moins désespéré qu'il ne l'était lors de notre première rencontre. Son voyage à Toronto, qui lui a permis de rencontrer un employeur potentiel, lui a redonné le moral. « La montagne est toujours la même. Mais je me sens un peu plus fort pour la gravir. »

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L'automne venu, le bénévolat de Hocine a finalement porté fruits. Lorsque le Service d'aide communautaire d'Anjou s'est retrouvé sans chargé de projet au soutien académique, on a tout de suite pensé à lui. C'est Louise Steiger, la directrice de l'organisme, qui l'a reçu en entrevue. Elle a été estomaquée par ses qualités humaines et professionnelles. Elle n'a que de bons mots pour Hocine. Excellent vulgarisateur, cultivé, respectueux, à l'écoute... « C'est un pédagogue né, d'une humilité extraordinaire », dit-elle. Un exemple d'intégration aussi. « On est bien heureux qu'il accepte de travailler avec nous. Mais on est bien conscient que c'est temporaire. On considère que c'est quelqu'un qui devrait pouvoir travailler dans son domaine de formation. »

Pour travailler dans son domaine, Hocine sait qu'il doit d'abord s'inscrire au tableau de l'Ordre des ingénieurs du Québec, une entreprise pour le moins complexe. « Pour être membre de l'Ordre, c'est la quadrature du cercle ! » observe-t-il. Même si les écueils sont nombreux, il reste optimiste.

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Plus d'un an après leur arrivée à Montréal, la vie continue pour Sabrina et Hocine, avec son lot de difficultés et de petits bonheurs. Dany a fait ses premiers pas un jour d'hiver. Il continue de distribuer des sourires craquants et à faire le fou avec ses frères qui l'adorent. Anis rêve de devenir vétérinaire. Nassim veut devenir dessinateur. Hocine continue de chercher un travail dans son domaine et parle désormais de l'Algérie comme de son « ex-pays ». Sabrina a décroché un stage en service de garde dans une école primaire. Elle compte ensuite suivre une formation technique qui lui permettrait de décrocher rapidement un emploi. L'essentiel pour elle, c'est surtout de continuer de veiller au bonheur de ses « quatre gars ». À ses yeux comme aux yeux de Hocine, immigrer, c'est accepter de se réinventer.