Tandis que 275 000 réfugiés ouzbeks veulent fuir le Kirghizistan, que les morts se comptent par centaines dans les villes de Osh et Djalal-Abad, et que les observateurs étrangers parlent d'une «poudrière ethnique», personne ne semble vouloir se mêler du conflit interethnique qui divise les deux ex-républiques soviétiques. Hier, le gouvernement kirghiz a estimé que les violences sont en train de s'apaiser et qu'il n'aura pas besoin de l'intervention d'une force de maintien de la paix. Mais pendant ce temps, des milliers de réfugiés terrorisés, dont plusieurs blessés graves, suppliaient l'Ouzbékistan de leur ouvrir sa frontière. Le point sur le conflit de l'heure.

Q Quelles sont les racines du conflit entre la majorité kirghiz et la minorité ouzbèke?

R Ouzbeks et Kirghiz se côtoient depuis des siècles sur les steppes et montagnes d'Asie centrale, mais ne partagent pas le même mode de vie: les premiers sont traditionnellement sédentaires et les seconds étaient nomades, selon un expert interrogé par l'AFP. Les Ouzbeks dominent donc l'agriculture et le commerce local du sud du Kighizistan, dans la vallée de Fergana, que les Kirghiz et Ouzbeks partagent avec le Tajikistan. Une vallée par ailleurs fertile en trafics de toutes sortes, depuis les babioles chinoises à l'opium afghan. Et une vallée aux frontières «définies au crayon» lors de la formation de l'URSS, note également Aurélie Campana, titulaire de la chaire de recherche sur les conflits identitaires et le terrorisme, à l'Université Laval. «La vallée de Fergana est une poudrière avec des minorités de chaque côté des frontières.» Des Kirghiz craignent que la minorité ouzbèke, qui représente 20% de toute la population du pays, ne décide d'annexer ses terres à Ouzbékistan voisin. Et l'arrivée massive de réfugiés en Ouzbékistan pourrait se retourner contre la minorité kirghiz qui se trouve de ce côté.

 

Q Quelles sont les causes du récent embrasement?

R La plupart des indices pointent vers l'ancien président Kourmanbek Bakiev, chassé du pouvoir en avril dernier et exilé en Biélorussie. Ses partisans sont nombreux dans la région où le conflit fait actuellement rage, considérée comme son fief. Et des informations ont fait état de la présence de son fils et de ses frères à la tête des émeutiers. Le gouvernement provisoire de Rosa Otounbaïeva a également accusé l'ancien président d'orchestrer les troubles à partir de la Biélorussie, ce qu'il a démenti. Il faut aussi noter, dit Aurélie Campana, que des violences dans les années 90 «ont été mal éteintes». «Dès qu'il y a une déstabilisation du pouvoir central, il y a redistribution des cartes au niveau local.»

Q Quel serait l'intérêt de Kourmanbek Bakiev à déstabiliser son propre pays?

R Le gouvernement provisoire, qui doit déposer d'ici la fin du mois une nouvelle constitution, est plutôt faible. L'ancien président pourrait vouloir montrer comment ce gouvernement est incapable de mener le pays, dit Aurélie Campana. Les autorités du Kirghizistan demandent aussi à la Biélorussie de leur permettre de récupérer Bakiev pour qu'il soit jugé.

Q Après avoir appelé à l'aide, le gouvernement kirghiz s'est ravisé hier en disant ne pas avoir besoin d'une force de maintien de la paix. Ce qui n'est pas l'avis des observateurs étrangers. Qui aurait avantage à se mêler de ce conflit?

R «Pas grand monde», répond spontanément Aurélie Campana. «Les États-Unis n'ont aucun intérêt à y aller, même s'ils y ont une base militaire. Ils ont toujours tenu une position de relative neutralité. Depuis que le Kirghizistan a accepté de renouveler le bail pour la base, le jeu est que les Américains ne se mêlent pas des affaires du pays et ferment plus ou moins les yeux sur la corruption.» Personne au Kirghizistan ne souhaite d'ailleurs voir débarquer les Américains dans la vallée de Fergana. Du côté de l'Ouzbékistan, une intervention est «très, très improbable», estime Mme Campana, puisque le pays n'a «aucun intérêt à voir la situation se détériorer».

Q Quel est le risque que le conflit s'étende au reste du pays ou à la région?

R La contagion au reste du Kirghizistan n'est pas exclue, mais peu probable, observe Mme Campana. Quant à la vallée de Fergana, l'Ouzbékistan, en fermant sa frontière, limite aussi les risques de contagion à son propre territoire. Le Tadjikistan, qui a connu la guerre civile dans les années 90, demeure aussi une zone de tensions. «Le Kirghizistan peut imploser ou exploser, observe Mme Campana. Mais ça pourrait aussi s'arrêter demain.»

Avec AFP, BBC, Time, New York Times