Au moment où les milices pro-russes passaient mercredi à l'offensive contre les militaires ukrainiens en Crimée, Kiev a annoncé que son ministre de la Défense se rendait en Crimée, rattachée de facto à la Russie.

Le président ukrainien par intérim a par ailleurs donné mercredi soir trois heures aux autorités de la Crimée pour libérer le commandant de la marine ukrainienne capturé dans la matinée, ainsi que «tous les autres otages».

«Olexandre Tourtchinov a donné au pouvoir autoproclamé de la Crimée trois heures pour libérer tous les otages», dont le commandant de la marine Serguiï Gaïdouk, en menaçant de prendre des «mesures adéquates» de représailles, selon un communiqué.

Le ministre ukrainien de la Défense par intérim Igor Tenioukh et le premier vice-premier ministre Vitali Iarema se sont rendus mercredi en Crimée pour «mettre fin à l'escalade du conflit» sur la péninsule séparatiste, a indiqué le gouvernement, sans préciser si ce déplacement faisait l'objet d'un accord avec Moscou ou avec les autorités séparatistes de la péninsule ukrainienne.

Le premier ministre de la Crimée Serguiï Axionov a immédiatement annoncé depuis Moscou que les ministres seraient empêchés d'entrer dans la péninsule.

Le président Vladimir Poutine a signé mardi avec les autorités séparatistes de la péninsule ukrainienne un traité historique rattachant la Crimée à la Russie, s'attirant immédiatement une rafale de fermes condamnations à travers le monde, le président par intérim ukrainien Olexandre Tourtchinov comparant l'action de Moscou à celles de l'Allemagne nazie.

Si le Blitzkrieg institutionnel russe est pratiquement terminé avec l'approbation du rattachement par la Cour constitutionnelle et celle par les deux chambres du parlement russe ne faisant aucun doute -, de nombreux problèmes pratiques restent à régler.

Le plus urgent est celui des bases militaires ukrainiennes, assiégées par les milices pro-russes, soupçonnées d'être en fait des forces russes déguisées.

Les forces russes, qui ont occupé mercredi matin le quartier général de la marine ukrainienne à Sébastopol, ont pris ensuite le contrôle de la base ukrainienne à Novoozerne, dans l'ouest de la Crimée, ont constaté des journalistes de l'AFP.

Des soldats ukrainiens cèdent leur base aux Russes

Ils sont sortis tête basse, en tenue de camouflage, leurs affaires dans des sacs plastiques. Les militaires ukrainiens de Novoozerne, dans l'ouest de la Crimée, ont laissé les soldats russes, cagoulés et armés, prendre possession mercredi de leur base navale.

À peine avaient-ils franchi le seuil du portail rouillé que la dernière bannière ukrainienne flottant encore sur le sinistre bâtiment jaunâtre était remplacée par un drapeau aux couleurs de Moscou.

Sous l'oeil des soldats russes, de miliciens et d'habitants favorables à la Russie, environ trente Ukrainiens sont sortis, dans un silence de marbre et un froid glacial. «Interdiction de filmer ce moment!», lance alors un officier russe.

C'est la deuxième base de Crimée à être occupée par les forces de Moscou après le quartier général de la marine ukrainienne à Sébastopol mercredi matin.

Selon le commandant adjoint de la base, joint au téléphone par l'AFP, les hommes des milices pro-russes sont entrés les premiers, précédés par un groupe de femmes et d'enfants. Les soldats russes sont arrivés ensuite, entraînant l'évacuation des Ukrainiens.

À leur sortie, la plupart des militaires ukrainiens rejoignent des baraquements sans charme, juste en face de la base, certains accompagnés de leur femme. D'autres quittent les lieux dans un vieux minibus spécialement affrété.

Aigle bicéphale

Rares sont ceux qui acceptent de s'exprimer. «Nous avons un service de presse. Je ne peux pas parler», lâche un officier en civil, la mine tendue.

Seul Andreï, un officier, képi blanc sur la tête, se dit heureux «que tout soit terminé, que tout ait été calme et qu'il n'y ait pas eu d'effusion de sang». Il prévoit désormais de quitter la Crimée.

«Il n'y a pas eu de conflit ni de provocation de la part des habitants et des militaires» russes, assure-t-il.

«On a beaucoup d'amis ici, donc c'est triste. C'est dommage de devoir agir comme ça vis-à-vis d'eux», explique un civil, Alexandre, sous la capuche de sa doudoune.

S'il est venu à la base, c'est «pour éviter les tirs» entre Russes et Ukrainiens.

Il a lui-même servi dans l'armée ukrainienne, qu'il a quittée dans les années 90, car «elle ne tenait pas ses promesses». Devenu aujourd'hui homme d'affaires, il est Russe «d'âme et de coeur», affirme-t-il, le regard acier, en se touchant la tête puis la poitrine.

Derrière lui, des membres de la base - officiers ou personnel administratif - continuent de quitter les lieux au compte-goutte. Les sacs qu'ils transportent sont fouillés par les soldats.

Cinq militaires russes casqués, cagoulés et armés montent la garde. Les autres patrouillent à l'intérieur et autour du bâtiment. L'un d'eux garde ostensiblement un doigt sur la gâchette de son fusil.

Aucun d'eux n'arbore un quelconque signe distinctif de l'armée qu'ils servent. Une simple coquetterie, car les couleurs russes sont partout dans la base et sur les véhicules.

Avant même le départ des Ukrainiens, deux hommes en civils avaient vissé un blason sur le portail: un aigle bicéphale, symbole de l'empire russe, restauré après la chute de l'Union soviétique.

En occupant plus tôt le quartier général des forces navales ukrainiennes à Sébastopol, les milices pro-russes se sont saisies du chef de la marine, Serguiï Gaïdouk.

Une agence locale, Kryminform, reprise par plusieurs médias russes, a affirmé qu'il avait été conduit au siège du parquet «pour interrogatoire» sur l'ordre transmis de Kiev autorisant les soldats ukrainiens à utiliser leurs armes.

Recours aux armes

Le gouvernement de Kiev a donné l'ordre à ses militaires de rester en Crimée.

La veille, une opération similaire a fait deux morts - un militaire et un membre de «l'autodéfense» pro-russe -, et deux soldats blessés à Simféropol, selon la police locale.

Cet événement a poussé Kiev à autoriser officiellement ses soldats encore dans la péninsule à prendre les armes pour se défendre.

Après la signature solennelle du traité sur le rattachement de la Crimée à la Russie, mardi à Moscou, la situation est de nouveau extrêmement tendue entre Moscou et l'Occident, à la veille d'un nouveau sommet européen jeudi et vendredi à Bruxelles.

«Phase militaire»

Le premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk a estimé que le conflit en Crimée passait «de la phase politique à une phase militaire».

Côté américain, le président Barack Obama a invité les dirigeants du G7 et de l'Union européenne à se réunir la semaine prochaine à La Haye pour débattre de la situation en Ukraine et le secrétaire d'Etat John Kerry a prévenu qu'une éventuelle incursion de la Russie dans l'est de l'Ukraine représenterait un acte «scandaleux».

Le vice-président américain Joe Biden poursuit de son coté mercredi à Vilnius sa tournée en Pologne et dans les pays baltes, destinée à rassurer ces pays alliés qui s'inquiètent de l'agressivité de Moscou.

Parallèlement, Bruxelles doit dévoiler mercredi les détails de son plan d'aide d'un milliard d'euros à Kiev.

Le chef de la diplomatie française, Laurent Fabius a déclaré mardi que Paris pourrait suspendre la vente de deux navires polyvalents Mistral à Moscou, aux termes d'un contrat signé en 2011.

Il a toutefois indiqué que le président russe était toujours invité le 6 juin en France aux cérémonies du 70e anniversaire du Débarquement des forces alliées.

Si, refusant de reconnaître ce qu'il a qualifié d'«annexion» de la Crimée, Kiev demande à ses troupes d'y rester, les responsables militaires semblent reconnaître qu'elles finiraient par rentrer en Ukraine. Ils ont annoncé mardi soir le déblocage de fonds pour leurs familles qui voudraient quitter la Crimée.

De son côté, le chef d'état-major ukrainien a appelé au téléphone son homologue russe pour lui proposer, après une série de protestations, de créer une commission conjointe pour éviter tout risque d'escalade sur le terrain.

Le gouvernement cherche aussi les moyens de riposter à la «nationalisation» des sociétés publiques ukrainiennes en Crimée, en premier lieu du groupe gazier Tchornomornaftogaz. La méthode annoncée est la confiscation par voie de justice de biens russes, tant en Ukraine qu'à l'étranger.