Le visage grave, une petite fille dépose un bouquet de roses sur une barricade dans le centre de Kiev, avant de se réfugier dans les bras de sa mère: «on est venu ici en famille pour montrer aux enfants le prix à payer pour la liberté», explique Valentina.

Le Maïdan, la place de l'Indépendance, est noire de monde, mais le public rassemblé dimanche va au-delà des habituels manifestants hostiles au président déchu Viktor Ianoukovitch: il y a des gens de tous âges et de tous milieux, y compris des parents avec leurs poussettes, venus apporter des fleurs ou allumer des cierges devant une multitude de chapelles improvisées.

«On n'a pas le droit d'oublier», proclame une pancarte sur l'une d'elle, entourée d'icônes. Au moins 82 personnes ont été tuées entre mardi et jeudi à Kiev, lorsque la police a ouvert le feu à balles réelles. Samedi, le parlement a destitué le président Viktor Ianoukovitch, qui est depuis introuvable, et l'opposition s'est emparée des leviers du pouvoir.

«Les bâtiments brûlés, le sang sur le sol... on ne veut plus jamais revoir cela de notre vie. On va se battre pour cela», poursuit Valentina. Derrière elle, la Maison des syndicats, ancien quartier général des manifestants, dresse son immense silhouette calcinée, après avoir été partiellement incendiée au cours des affrontements entre policiers et opposants.

Le Maïdan est occupé depuis trois mois par des milliers d'opposants, qui y ont installé leurs tentes autour d'un podium, et qui l'ont entouré de barricades pour en protéger l'accès.

Mettre fin à la corruption

La foule chemine aussi le long de la rue Institutska, là où ont été tués la plupart des manifestants jeudi matin, lorsqu'ils ont escaladé leurs barricades pour se jeter à l'assaut d'un cordon de policiers, qui ont ouvert le feu.

Devant un arbre dont les branches sont ornées de chapelets blancs, un père et son fils prennent en photo un poteau métallique, percé d'une demi-douzaine d'impacts de balles.

«Nous venons rendre hommage au bataillon du ciel, ces combattants, dont l'âme s'est envolée. Leur mort doit avoir un sens, provoquer un vrai changement. On ne veut pas seulement des nouvelles têtes au Parlement et au gouvernement, mais voir la fin de la corruption et du régime policier», explique Filip Samoilenko, 18 ans.

La contestation en Ukraine, née de la volte-face pro-russe du régime qui a renoncé en novembre à un accord d'association avec l'Union européenne, a évolué vers un ras-le-bol généralisé à l'égard d'un pouvoir largement perçu comme corrompu et violent.

La mère de Filip voulait qu'il reste à la maison, mais lorsque la fusillade a éclaté jeudi, il aidait son père à dépaver le Maïdan pour fournir des projectiles au service d'ordre qui protégeait les barricades des policiers.

«J'ai vu un jeune homme, la main arrachée, le visage tellement criblé d'éclats qu'on voyait ses os à travers la chair. Je ne pourrai jamais oublier cela», confie son père Andriï.

Sur la petite colline qui surplombe la rue, des bougies en pots de toutes couleurs tracent l'inscription: «Honneur aux héros». Comme en écho, des hommes lancent régulièrement le slogan le plus populaire au sein des manifestants: «Gloire à l'Ukraine, gloire aux héros».

Le service d'ordre arbore toujours son équipement impressionnant, casques, boucliers et barres de fer, mais il ne sert cette fois qu'à réguler la circulation des piétons.

«Cette foule, ce recueillement, c'est une source de motivation incroyable pour nous, cela veut dire qu'on n'a pas fait tout cela pour rien», souligne l'un des gardes en faction, Oleksandr, 29 ans, en montrant les restes calcinés d'une barricade.

«Mais ce n'est pas fini: je vais rester le temps qu'il faudra, jusqu'à ce que Ianoukovitch soit en prison et que nous ayons des élections libres», assure-t-il.

Photo VASILY MAXIMOV, AFP