La genèse de la crise

L'Ukraine est scindée idéologiquement en deux entre partisans pro-occidentaux, concentrés dans la capitale et l'ouest du pays, et la population de l'est, plus proche culturellement et linguistiquement de la Russie. Le président Viktor Ianoukovitch, soutenu par Moscou, a mis le feu aux poudres en novembre en rejetant un accord d'association avec l'Union européenne. Des milliers de personnes qui étaient favorables à ce rapprochement sont descendus dans la rue pour protester. L'adoption subséquente d'une loi, ultimement abrogée, qui aurait eu pour effet de limiter le droit de manifester a galvanisé l'opposition. Et fait gonfler les rangs des protestataires qui bloquent la place de l'Indépendance depuis trois mois. Ils demandent le départ du président et la tenue d'élections législatives anticipées, des exigences rejetées jusqu'à maintenant par le pouvoir. Une tentative ratée, mardi, d'introduire au Parlement des amendements qui auraient réduit les pouvoirs du chef d'État a fait monter la tension et entraîné des affrontements violents.

La «répression tous azimuts»

Selon Maria Popova, professeure associée de science politique à l'Université McGill, le régime ukrainien a tenté pendant plusieurs mois d'écraser le mouvement en limitant le recours à la force. Les scènes survenues hier à Kiev, où des dizaines de manifestants ont été abattus par des policiers, parfois postés en hauteur sur les bâtiments avoisinant la place de l'Indépendance, marquent un virage majeur même si le régime affirme que ces derniers ont agi en «légitime défense». L'autorisation donnée aux policiers de tirer à balles réelles et les propos du ministère de l'Intérieur sur la nécessité d'une vaste opération «antiterroriste» montrent que le président mise désormais sur une «répression tous azimuts», juge Mme Popova. Difficile de voir comment une telle stratégie peut réussir à ramener l'ordre, note l'analyste, puisque le régime ne dispose pas d'appuis dans l'ouest et que la population dans l'est «ne se mobilise pas» pour le soutenir.

L'impact des sanctions

L'explosion de violence à Kiev est survenue alors que trois ministres des Affaires étrangères européens se trouvaient sur place pour rencontrer le président Ianoukovitch et des représentants de l'opposition. Le ministre français Laurent Fabius a prévenu que des sanctions seraient prises contre «ceux qui sont responsables de la violence». Dans la foulée d'une rencontre subséquente à Bruxelles, les autorités européennes ont confirmé que de hauts responsables verraient leurs avoirs gelés et seraient interdits de visas. Des mesures seront également prises pour suspendre l'envoi de matériel pouvant servir à la répression du mouvement d'opposition. La Maison-Blanche, «scandalisée» par les tirs contre les manifestants, évoquait également hier de possibles sanctions. Selon Maria Popova, de l'Université McGill, le gel d'actifs pourrait favoriser la résolution du conflit en convainquant certains oligarques dans l'entourage du président de faire défection et d'utiliser leur poids politique pour précipiter sa chute.

Le jeu russe

Les observateurs s'entendent sur le fait que la crise en Ukraine peut difficilement être dénouée sans tenir compte des desiderata de la Russie, qui pèse lourdement sur le régime en place à Kiev. Après avoir menacé de sanctionner économiquement le pays pour pousser le président à renier l'accord de coopération avec l'Union européenne, Moscou a récompensé le régime en promettant une aide de 15 milliards de dollars pour renflouer l'État. «Les Russes estiment que l'Ukraine fait partie de leur histoire. Le lien va bien au-delà de considérations géostratégiques», note Maria Popova, de l'Université McGill. Hier, les dirigeants russes ont cautionné tacitement la manière forte retenue par le président Ianoukovitch en invitant l'Union européenne à cibler non pas le régime ukrainien, mais plutôt «les forces radicales» au sein de l'opposition qui ont «déchaîné les troubles sanglants et sont sur la voie d'un coup d'État». Des discussions se déroulaient néanmoins en fin de journée entre le régime et les opposants sur fond de médiation européenne afin de trouver une sortie politique au conflit.