L'intervention militaire française à Abdijan marque un nouvel épisode dans l'histoire passionnelle et conflictuelle entre Paris et son ancienne colonie ivorienne, et semble démentir la nouvelle ligne de la France sur un continent dont elle disait ne plus vouloir être le gendarme.

Les rapports entre l'ancienne métropole et la Côte d'Ivoire, longtemps sa vitrine de l'ouest africain, s'étaient beaucoup dégradés depuis l'arrivée au pouvoir de Laurent Gbagbo en 2000.

En 2002, Gbagbo et ses partisans avaient reproché au président français Jacques Chirac (1995-2007) de ne pas lui avoir apporté son soutien, alors qu'il était victime d'une tentative de putsch qui avait abouti à une partition de fait du pays, dont tout le nord était tombé aux mains de rebelles.

La tension avait atteint son paroxysme en novembre 2004, avec un bombardement de l'aviation ivoirienne causant la mort de 9 soldats français à Bouaké (centre), des affrontements à Abidjan entre armée française et manifestants ivoiriens, dont au moins 57 avaient été tués, et le départ précipité de près de 8 000 ressortissants français.

Les relations s'étaient peu à peu réchauffées après l'arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir, qui misait sur les élections de fin 2010 pour engager une normalisation.

Pour la première fois depuis 2004, l'armée française est en première ligne: sa force Licorne est entrée en action lundi soir aux côtés de l'ONU pour attaquer les derniers bastions du pouvoir de Laurent Gbagbo et y détruire les armes lourdes «utilisées contre la population civile».

Pour plusieurs analystes, cette implication militaire pose la question de la ligne politique française en Afrique, avec laquelle le président Nicolas Sarkozy prônait une «relation décomplexée», assurant que Paris ne serait plus le gendarme du continent.

«Le message est totalement brouillé. Encore récemment, Nicolas Sarkozy affirmait que l'ancienne puissance coloniale était la moins bien placée pour intervenir dans son ancien pré carré», affirme Antoine Glaser, auteur de «Sarko en Afrique».

Lors du sommet Afrique-France de juin 2010 à Nice ou plus récemment lors de ses voeux aux forces armées le 4 janvier, le président français a assuré que «les soldats de la France» n'avaient «pas vocation à s'ingérer dans les affaires intérieures de la Côte d'Ivoire».

Défendant cette ligne de non ingérence, le président se retranchait derrière l'Union africaine ou sous le parapluie de l'ONU.

Mais pour Antoine Glaser, «tant qu'il y aura une présence militaire dans un pays africain, il y aura une ambiguité».

Illustration de cette ambiguité pour les experts: la France ferme en 2009 sa base permanente d'Abidjan, mais maintient des troupes dans le pays à travers la force Licorne. Or cette force est placée sous mandat de l'ONU, mais reste sous commandemant français.

Pour Richard Banegas, professeur de sciences politiques à l'université de Paris I, «la politique africaine de la France, notamment en matière d'ingérence armée, est une succession de non-choix, d'ajustements en fonction d'enjeux immédiats, sans ligne claire, sans débat public».

«Après 2004, la France était sur une position de retrait. En participant à ces frappes alors que l'Onuci aurait pu le faire, elle va compliquer sa relation avec les autres pays africains», dit-il.

Il souligne que l'argument de «protection des civils», avancé par la France et l'ONU pour justifier leur intervention, est très critiqué dès lors qu'il est utilisé seulement contre le camp Gbagbo et n'a pas permis d'empêcher des massacres imputés dans l'ouest aux troupes pro-Alassane Ouattara.

Le politologue Michel Galy estime pour sa part que «l'armée française court le risque de se voir qualifiée juridiquement de complice de crimes de guerre».

«Mais la crainte immédiate, souligne-t-il, c'est le risque de représailles contre les Français qui vivent à Abidjan».