Le 12 janvier 2010, un photographe de La Presse a capté l'image d'un petit garçon en train de recevoir des soins dans un hôtel de Port-au-Prince. Cette photo a fait le tour du monde. L'an dernier, nous avons retrouvé Samson Descat, qui vivait alors dans une baraque de tôle avec ses parents et ses sept frères et soeurs. Bouleversés par le sort de cette famille, des lecteurs ont voulu l'aider à quitter son camp insalubre. Les Descat y sont parvenus, au prix d'une longue bataille qui illustre le difficile combat d'un pays dévasté par la pire catastrophe de son histoire.

Quand il monte sur le toit de son appartement, Osman Descat a une vue plongeante sur son passé. En fixant son regard vers le nord, vers le quartier de Morne Lazare, il voit le trou béant laissé par son ancienne maison, anéantie par le tremblement de terre du 12 janvier 2010.

Ce jour-là, une maison voisine, accrochée en surplomb à la paroi abrupte, s'était effondrée sur la sienne. Par miracle, il s'en est tiré avec quelques blessures. Mais chaque fois qu'il voit ce trou, Osman a le sentiment de revivre le même cauchemar. «C'est comme si le 12 janvier recommençait toujours.»

Plus à l'ouest, Osman aperçoit la pente escarpée du ravin où sa famille a vécu pendant 14 mois, après le séisme. C'est là que j'ai rencontré les Descat pour la première fois, il y a un an. Ils vivaient alors dans une baraque de tôle posée sur la terre battue, à côté d'une rangée de latrines puantes.

Quand il pleuvait, tout baignait dans la boue. «Nous vivions comme des animaux», résume Nadine, la femme d'Osman.

En se tournant encore plus vers le sud, Osman voit la silhouette de L'Oasis, l'hôtel où Nadine travaillait comme buandière avant «l'événement», qui a été partiellement détruit par le séisme. Nadine espère retrouver son emploi quand L'Oasis rouvrira enfin ses portes.

Mais sur le toit de leur appartement, les Descat voient aussi... leur avenir. Car ils y ont empilé des feuilles de tôle, des carreaux de céramique et des planches de bois destinés à la construction de leur future maison, dans un village près de Port-au-Prince.

La dégringolade

En plus de tuer plus de 200 000 personnes et d'anéantir des quartiers entiers, le tremblement de terre qui a ravagé Haïti il y a deux ans a entraîné une onde de choc sociale. Les familles de classe moyenne se sont retrouvées plus pauvres. Les familles pauvres, elles, ont dégringolé vers la misère. C'est le cas des Descat.

Comment retrouver des conditions de vie acceptables quand tout ce qu'on possédait a été pulvérisé sous les décombres? L'an dernier, les Descat se trouvaient dans un cul-de-sac. Le propriétaire du terrain où ils s'étaient réfugiés avec 700 autres familles les menaçait d'expulsion. Ils n'avaient pas d'argent, et leurs petits boulots leur permettaient à peine de survivre.

Dans ce pays sans système de crédit, la famille n'avait aucun moyen d'économiser assez d'argent pour louer un appartement ou reconstruire sa maison. Comme des centaines de milliers de leurs compatriotes, Osman, Nadine et leurs huit enfants étaient pris au piège.

Leçons haïtiennes

Après que La Presse eut publié leur histoire, de nombreux lecteurs ont voulu aider Samson. Exceptionnellement, j'ai accepté de recueillir leurs dons.

En quelques semaines, nous avons récolté près de 11 000$. Dans ce pays où 75% de la population vit avec moins de 2$ par jour, c'est une fortune. Mais quand on doit tout recommencer à zéro, ce n'est, finalement, pas si énorme que ça.

C'est l'une des choses que j'ai apprises dans les mois au cours desquels, avec le soutien de Québécois établis en Haïti, nous avons aidé les Descat à retrouver une vie plus humaine.

J'en ai appris d'autres, parfois à la dure. Quand je l'ai rencontré pour la première fois, Osman Descat venait de dénicher un terrain où il espérait construire sa maison. Une terre plate, nichée dans les hauteurs de la capitale, où il ne risquait plus de voir une maison débouler sur la sienne. Prix demandé: 3500$.

Dans le cadre de mon reportage, j'ai voulu voir ce terrain. Grave erreur: dès que le propriétaire a su qu'il y avait des «Blancs» dans le portrait, le prix du terrain a explosé.

Il n'y a pas de cadastre en Haïti, et les titres fonciers sont souvent approximatifs. Nous espérions aider les Descat à trouver une terre dotée d'un titre irréprochable. Leçon haïtienne numéro 2: avec les moyens dont nous disposions, c'était impossible. Il fallait accepter une marge d'incertitude. C'est comme ça, en Haïti...

Pressions et inflation

Pendant que la famille quadrillait la ville à la recherche d'une terre, les prix s'envolaient: la présence de nombreux travailleurs humanitaires a propulsé les valeurs immobilières vers des sommets inégalés à Port-au-Prince.

Parallèlement, les familles réfugiées au camp Sylvera, où vivaient les Descat, subissaient de plus en plus de pressions pour partir.

Finalement, la famille s'est résolue à louer un appartement dans le quartier de Nérette, à deux pas du camp. Loyer: 1250 $ pour un an. Payable à l'avance, s'il vous plaît...

Deux ans après le séisme, plus de 500 000 Haïtiens vivent toujours dans des camps tout aussi insalubres que celui où les Descat avaient construit leur abri il y a deux ans. Ils n'ont pas de ressources et n'ont nulle part où aller. Et aucun moyen d'économiser assez d'argent pour payer à l'avance 12 mois de loyer. Voici donc la question qui tue: comment arrivera-t-on à les faire sortir de leurs tentes et de leurs baraques?

Un toit au-dessus de la tête

C'est dans leur nouvel appartement que j'ai revu les Descat, cette semaine. Osman, Nadine, leurs enfants et leur petite-fille Sara, née il y a 10 mois, disposent maintenant d'une cuisine, d'une salle de bains et de trois chambres.

Ils n'ont pas l'eau courante, mais ils ont l'électricité. Surtout, ils ont un vrai toit au-dessus de la tête. Et une porte qu'ils peuvent fermer à clé.

Les enfants des voisins vont et viennent dans l'appartement. Devant la maison, Samson et ses copains jouent au soccer.

Les Descat sont heureux d'avoir quitté le camp, mais leur bataille est loin d'être terminée. «Nous sommes à la moitié du chemin», dit Nadine.

C'est que leur bail expire le 30 juin. Et la famille souhaite déménager d'ici là dans sa propre maison, où elle n'aura plus de loyer à payer.

S'ils sont sortis de la misère, les Descat sont toujours en mode survie. Nadine a travaillé pendant une semaine en décembre, au restaurant de L'Oasis, pour Noël. Osman a eu pendant quelques mois un boulot de jardinier. Il garde aussi deux cochons dans le ravin: c'est un peu son compte en banque pour la construction de sa future maison.

L'avenir

Le couple a enfin mis la main sur le terrain de ses rêves, dans une colline qui donne une perspective à couper le souffle sur la bourdonnante capitale haïtienne.

La transaction n'est pas encore totalement ficelée. Les formalités prennent du temps. Il faut encore négocier les honoraires du notaire, beaucoup trop élevés.

Mais le trou pour les toilettes est creusé. Et Osman a déjà fait égaliser le sol pour y planter la charpente de sa future maison.

Il y a quelques jours, il a mis ses planches de bois dans une camionnette qui a monté péniblement la route montagneuse avec son lourd chargement.

«C'est bon, c'est joli, merci beaucoup, beaucoup», a dit Osman après nous avoir montré fièrement les limites de son terrain.

Les prochaines étapes ne seront pas faciles. Après l'achat du terrain et le paiement du loyer, il ne reste plus grand-chose dans la caisse des Descat.

Osman Descat voudrait protéger sa propriété par un muret. Ça lui permettrait d'installer sa famille dans un abri de tôle en attendant de construire sa vraie maison. Il a demandé un devis à un entrepreneur. Sa proposition était surréaliste: 20 000$. Osman devra trouver une solution de rechange.

Après le choc

Je suis allée en Haïti après le tremblement de terre. J'y suis retournée un an plus tard. Et la semaine dernière, pour la première fois, j'ai senti que le pays s'était remis en mouvement, comme s'il émergeait doucement d'un coma post-traumatique...

Après plus de 18 mois de paralysie, un nouveau gouvernement est enfin entré en fonction à l'automne. Il a entrepris d'évacuer les camps de sans-abri et lancé un programme de gratuité scolaire.

Ce dernier reste incertain. L'école Nouvel Horizon, où vont quatre des enfants Descat, n'a reçu que le tiers du financement, et seulement pour la première année. Les enseignants n'ont pas été payés en décembre. Mais le nombre d'élèves a triplé cette année. Et Samson peut enfin aller en classe.

Le camp où la famille Descat a tenté de survivre pendant plus d'un an est aujourd'hui presque vide. Une poignée de familles s'accroche encore à la paroi abrupte qui pique vers le ravin. «Je n'ai pas d'argent pour louer un appartement», dit Silène Octa, qui vit dans une baraque improvisée avec ses six enfants.

De l'autre côté du ravin, l'ingénieur Alexandre Byron-Exarcos dirige la reconstruction du chic hôtel Rancho, où Osman Descat a travaillé quelque temps comme aide-maçon.

Partiellement détruit par le séisme, l'hôtel profite de l'occasion pour se doter d'une quatrième étoile. Fontaines, piscine, meubles importés d'Italie: rien n'est trop beau pour le groupe d'hommes d'affaires haïtiens qui finance ce projet de 20 millions de dollars.

L'un des associés est justement le propriétaire de l'autre versant du ravin, celui où les Descat ont pataugé dans la gadoue pendant 14 mois.

Dans une phase ultérieure, le Rancho pourrait remblayer le ravin avec les débris de la capitale, rêve Alexandre Byron-Exarcos. Cela effacerait les dernières traces du camp qui a un jour abrité 700 familles rescapées du tremblement de terre.