La présence canadienne se fait grandement sentir en Haïti depuis le tremblement de terre du 12 janvier. Quelque 2000 militaires font entre autres partie des secouristes dépêchés là-bas. Comment s'organise une mission de ravitaillement? Le journaliste André Duchesne et le photographe Martin Chamberland ont passé 48 heures en compagnie des militaires canadiens.

Base de Trenton, 5 février, 2h30 du matin

Sous la queue effilée et arrondie de l'énorme avion C-17, la porte ventrale est ouverte jusqu'au sol. Une lumière blanchâtre éclaire les arceaux de la carlingue. Au premier coup d'oeil, on dirait la gueule menaçante d'un requin géant.

À 200 m de l'appareil, un camion-chargeur sort de l'entrepôt et s'avance sur le tarmac. Le véhicule transporte un gros bloc tout bleu sur ses deux bras métalliques tendus vers l'avant. C'est la station modulaire des services. Côté pile, les toilettes; côté face, la cantine.

Arrive un second véhicule, chargé cette fois d'une palette de rations alimentaires destinées aux troupes. Puis en arrive un troisième, un quatrième. Une quinzaine de palettes sont ainsi chargées durant les deux heures suivantes. Il y a de tout: rations, civières, fournitures médicales, etc. Poids total: 90 000 lb.

Chaque chargement de boîtes est emballé avec une toile de plastique sur laquelle se trouve une feuille portant les mots «OP HESTIA», nom de code de la mission militaire en Haïti.

Une demi-douzaine de soldats s'affairent au chargement. Avec son système de rails, le plancher de l'avion permet de faire glisser les palettes. Elles sont ensuite fixées au sol à des crochets. Un bruit de roulement sur rail et de chaînes se conjugue à celui du bip-bip des camions circulant dans la nuit.

«Des palettes, ça s'embarque bien dans l'avion. Lorsque nous devons charger des véhicules ou même des hélicoptères sans leurs pales, c'est techniquement plus complexe. L'opération est alors plus longue», dit le caporal-chef Marc-André Provost, technicien en mouvement.

L'heure de départ approche. Même ici, on passe aux douanes. Mais, surprise, on nous laisse nos bouteilles d'eau! Nous embarquons. Une poignée de militaires nous accompagnent. Juste avant le départ, un soldat donne les consignes d'usage avec une innocente maladresse. Comme le vol est non fumeur, notre agent de bord improvisé annonce qu'il est aussi défendu de mâcher du tabac!Au-dessus de la Floride, 5 février, 9h05

Dans la cabine de pilotage, le commandant Ben Villalobos est assis derrière les deux copilotes. En principe, dit-il, il n'y aurait qu'un pilote et un commandant. Mais la journée sera trop longue pour le permettre. Une fois posé à Port-au-Prince, l'appareil sera déchargé et ramènera illico un groupe de ressortissants canadiens à Montréal avant de rentrer à sa base, située à mi-chemin entre Ottawa et Toronto.

«J'ai participé au second vol du C-17 vers Haïti tout de suite après le tremblement de terre. Il n'y avait pas de contrôle aérien et pas de lumière sur la piste. C'était comme le Wild West, raconte M. Villalobos. Maintenant, les Américains sont en charge du trafic aérien. Chaque avion a une fenêtre d'atterrissage et ne doit pas la manquer.»

Les Forces canadiennes ont acquis quatre avions C-17 il y a quelques années à un coût de plusieurs centaines de millions de dollars pièce. La cabine est étonnamment petite et austère. La carlingue, haute de deux ou trois étages, ressemble à l'intérieur d'une usine avec son filage électrique qui court dans toutes les directions, son système de ventilation fait de gros tuyaux noueux, son plancher semé d'entailles où reposent des crochets métalliques et ses parois chargées de matériel de toutes sortes. Les seuls sièges de passagers sont installés sur les côtés et ils ne sont pas confortables!

Un bon appareil? «Spectaculaire, répond le commandant Villalobos. On peut transporter de deux à trois fois ce qu'un Hercules peut faire. Et la technologie est très avancée.»

Près de Port-au-Prince, 5 février, 10h45

La descente s'amorce. Les cinq membres de l'équipe médicale qui sont du voyage s'étirent, s'enduisent de crème solaire et mettent leurs lunettes fumées. Se toisant du regard, ils miment de lancer quelque chose en riant et en se demandant l'un l'autre s'ils sont prêts. «On a apporté de la neige. Un grand seau de neige et on va lancer des balles à nos collègues qui sont déjà là-bas», explique le caporal Sean Lehman, sourire espiègle aux lèvres.

Dans la minute qui suit l'atterrissage, la porte avant près de la cabine s'ouvre et un militaire canadien monte à bord. «Pas question de décharger l'appareil tout de suite, dit-il. L'ancien président Bill Clinton est sur le tarmac et tout est arrêté le temps qu'il passe.»

Ici, ce sont les Américains qui mènent.

Camp des Forces canadiennes, Port-au-Prince, midi

Une bonne partie des détachements militaires envoyés en Haïti ont installé à la hâte leurs pénates dans une zone en bordure de la seule piste d'atterrissage de l'aéroport de Port-au-Prince. Et c'est ici aussi que les Canadiens ont installé leur poste de commandement consacré aux opérations aériennes.

Chaque jour, des avions Hercules et C-17 se posent à Port-au-Prince. Mais c'est aussi de là que décollent les six hélicoptères Griffon qui transportent personnel et matériel dans les villes de Léogâne et de Jacmel.

Similaire aux autres, la section canadienne se résume à quelques rangées de tentes érigées de part et d'autre de chemins de terre desséchée sur lesquels l'herbe a été aplatie par le va-et-vient constant des véhicules. Des cordes à linge sont tendues entre les tentes. Ici et là, des chaudrons sont installés sur des réchauds. Dehors, sur une chaise, un militaire passe à la tonte.

«Dans les premiers jours, nous avions pas mal de bestioles. Des tarentules. Des veuves noires. Mais là, elles sont toutes parties. Je crois qu'elles nous ont trouvés envahissants», rigole le lieutenant-colonel Marc Thériault, porte-parole de la Force opérationnelle interarmées.

Dans une des tentes, on trouve quelques membres de l'équipe de maintenance des aéronefs. Dans une autre, c'est le service d'approvisionnement, sorte de magasin général où les soldats viennent chercher boîtes de rations (y compris celles des végétariens), eau, papier hygiénique, lingettes aseptisées Huggies, pièces d'avion, civières. Un peu plus loin, une rangée d'ordinateurs portables et de vieux téléphones à boutons à l'usage de tous sont placés sur des tables bancales.

Durant notre visite, un hélicoptère Sea King, rattaché au destroyer Athabascan, atterrit près du camp. Deux membres de l'équipe des Griffon s'esclaffent. «Tiens, voilà le Sea Pig, lâchent-ils, hilares. Quarante heures d'entretien pour une heure de vol.»

Même au sein de l'armée canadienne, le Sea King est objet de quolibets...

Aéroport de Kingston, 6 février, 8h25

De Port-au-Prince, nous sommes partis dans un avion Hercules pour Kingston, en Jamaïque, afin d'y passer la nuit. Dans cette mission, les Canadiens se servent aussi de l'aéroport de Kingston pour réaliser une partie de leur intervention. Un choix d'autant plus logique qu'ils y possèdent des installations depuis quelques années en raison d'un accord de collaboration militaire entre les deux pays.

Bon, des installations, il faut le dire vite. Le poste de commandement est dans une roulotte. Les toilettes aussi. En dépit du soleil et de la chaleur, le camp, installé dans une section oubliée de l'aéroport, est morne comme la pluie.

Des avions Hercules viennent s'y poser et font des navettes régulières avec Port-au-Prince et la ville de Jacmel. Le matin de notre visite, on s'affairait à charger 20 000 lb de matériaux de toutes sortes dans un de ces appareils, en plus d'embarquer une vingtaine de travailleurs médicaux jamaïcains. Ils étaient visiblement heureux de partir. «C'est la volonté de Dieu», affirme l'un d'eux.

Port de Kingston, 6 février, 11h30

Deux navires de guerre canadiens ont été dépêchés en Haïti à la suite du tremblement de terre: le destroyer Athabascan, qui croise au large de la ville de Léogâne, et la frégate Halifax, devant la ville de Jacmel.

Pour une période de 24 heures, l'Athabascan a quitté Haïti pour Kingston. Il doit se ravitailler. On en profite aussi pour monter à bord des boîtes de dons faits par la population de la Jamaïque à celle d'Haïti.

Un camion est garé près de la rampe donnant accès au navire. Les marins forment une longue chaîne et se passent les boîtes. Le tout sous le regard indifférent de deux Jamaïcains accoudés sur une des parois de la benne de leur camion à déchets. C'est que l'Athabascan doit aussi être vidé de ses ordures...

Sur le pont supérieur, le Sea King repose dans un hangar, pales repliées. C'est le moment de l'entretien. A-t-il bien servi? Oui, assure Paul Forget, chef d'état-major de la Force opérationnelle maritime. «On l'a utilisé de 10 à 12 heures par jour, que ce soit pour transporter du matériel, du personnel, déplacer des blessés ou acheminer de l'eau. Il n'y a eu qu'un jour où il était en entretien.»

Le navire n'est pas vraiment fait pour ce genre de mission. À preuve, il y a deux semaines, l'Athabascan est venu chercher au port de Kingston des soldats de Valcartier en route pour Léogâne. Ces derniers ont fait la traversée (12 à 14 heures) assis ou couchés sur les ponts, un peu partout. «Ce fut toute une expérience», rigole encore Paul Forget.

Les «Vandoos» peuvent se compter chanceux dans leur malchance. Car l'Athabascan patrouille normalement dans l'Atlantique Nord. «Là-bas, les vagues ont 5 m de haut, observe l'officier d'ingénierie Denis Pelletier. Croiser dans la mer ici, c'est relativement facile.»