Une femme monte lourdement l'escalier qui mène aux bureaux de CPAM, une radio ethnique francophone de Montréal. Elle a les traits tirés de ceux qui ont trop pleuré et pas assez dormi. Elle s'appelle Léonne Cenatius. Depuis mardi, elle n'a aucune nouvelle de ses deux fils, qui vivent avec leur grand-mère à Port-au-Prince.

«Comment je peux faire pour aller chercher mes enfants?» demande-t-elle aux journalistes qui l'accueillent dans le hall de CPAM. Les journalistes n'en savent rien. Mais ils l'écoutent.

Le plus vieux de ses fils a 18 ans et s'appelle Jean Edweed. Le cadet, c'est Stanley, et il a 17 ans.

Les deux garçons devaient venir la rejoindre bientôt à Montréal. Les papiers d'immigration sont pratiquement réglés. La dernière fois qu'elle a eu de leurs nouvelles, c'est lundi. Elle a parlé à son frère. Les deux ados dormaient déjà. Depuis, plus rien.

«Je veux savoir si mes enfants sont dans la rue, je veux savoir s'ils sont vivants», répète-t-elle. Le journaliste Pierre-Michel Bolivard s'enquiert de l'adresse de sa famille. C'est le 32, rue du Peuple, dans le centre de la capitale, explique Léonne.

«En plein dans l'oeil de la bête, soupire le journaliste. Vous savez, entre Carrefour et Pétionville, il n'y a plus de Port-au-Prince. Tout est rasé.»

Depuis mardi, le carrefour d'information de la communauté haïtienne à Montréal se trouve ici, dans les bureaux exigus de la radio CPAM. Hier encore, le téléphone n'a pas cessé de sonner. Des gens qui voulaient savoir si quelqu'un, par le plus pur des hasards, saurait ce qui est arrivé dans telle ville haïtienne ou dans tel quartier de Port-au-Prince.

D'autres, comme Léonne, ont préféré se présenter aux bureaux de CPAM avec leurs obsédantes questions. Toujours les mêmes, d'ailleurs. Seuls les noms et les adresses changent.

L'impuissance

Jean Durandisse est venu aux bureaux de la rue Jarry pour essayer de savoir ce qui se passe à Léogane, la ville où vit sa famille, à 30 km de Port-au-Prince. Il a entendu dire que les survivants sont tous entassés dans le stade de la ville et qu'ils n'ont aucun secours. Sa soeur, rentrée en Haïti il y a deux semaines à peine, s'y trouve peut-être...

«Vous ne savez pas ce qui s'est passé à Laplaine? Ma mère et mes quatre soeurs vivent là», a voulu savoir Sophonie Colas, qui s'est rendue elle aussi aux bureaux de CPAM, hier. À ses côtés, son mari s'inquiétait pour ses trois soeurs et son frère, qui habitent dans les hauteurs de Pétionville, quartier durement éprouvé par le séisme.

Les journalistes de CPAM compatissent mais n'ont pas beaucoup de réponses. Pire: ils se posent les mêmes angoissantes questions.

«Ma famille aussi est à Pétionville, et moi non plus je n'ai pas de nouvelles», a dit Ismaël Rebert, qui participait à la tribune téléphonique Face à face, hier après-midi.

Car les journalistes, ici, sont à la fois observateurs et victimes de la catastrophe qui a anéanti une partie de leur pays d'origine. Hier après-midi, le lecteur de nouvelles Jean-Numa Gounou a reçu un appel de sa soeur sur son cellulaire. Elle a une blessure à la tête mais, heureusement, rien de grave. C'est une inquiétude de moins.

Pierre-Michel Bolivard, lui, a eu des nouvelles de sa mère, mais s'inquiétait toujours pour sa soeur, ses nièces, son beau-frère. «Je connais votre angoisse de ne pas avoir de nouvelles de cette capitale qui n'existe plus», a-t-il dit, la voix nouée, pendant son émission matinale. Bien sûr qu'il connaît cette angoisse. Il la vit.

Bouteilles à la mer

Les animateurs de l'émission Face à face ont bien essayé, hier, de lancer une discussion sur la qualité de l'aide offerte à leur pays natal. Peine perdue. Les auditeurs, eux, ont saisi la tribune pour lancer leurs bouteilles à la mer. «Vous avez des nouvelles de la Croix-aux-Bouquets?» a demandé un homme qui s'est présenté comme Alexis.

Puis il y a eu cet appel poignant d'une auditrice du nom de Wilène: «Je n'ai pas de nouvelles de ma mère, de ma soeur, de ses deux enfants, de ma tante; j'attends, je ne dors plus, je ne mange plus», a-t-elle dit avant d'éclater en sanglots.

Les deux animateurs avaient, eux aussi, des larmes aux yeux. Il y a eu un moment de silence, puis Ismaël Rebert a repris le micro: «Les gens fondent de l'espoir sur ce qu'on peut leur dire, mais nous nous sentons si impuissants...»

Après avoir attendu pendant trois heures dans les bureaux de CPAM, Léonne Cenatius a finalement pu, elle aussi, lancer son appel sur les ondes. Quelqu'un a-t-il des nouvelles de la rue du Peuple?

Deux minutes plus tard, elle a reçu l'appel d'un auditeur. Non, il n'avait pas de nouvelles de ses fils. Mais il connaissait des gens dans son quartier et avait appris que plusieurs avaient réussi à s'en échapper. Il a promis d'essayer d'en savoir plus sur les enfants de Léonne.

Celle-ci s'accroche maintenant à ces bribes d'information comme à une planche de salut. «Ça m'a donné de l'espoir.»