On a souvent entendu dire que les Haïtiens sont mégalomanes. Normal puisque ce sont des héros. Qui ne le serait pas après avoir traversé des tragédies pareilles?

L'attitude haïtienne, deux jours après la catastrophe, est à l'image du paysage blessé qui les entoure. Comme les immeubles parfaitement intacts côtoient des bâtiments détruits, les survivants sont debout malgré les cadavres. Seuls les morts ne sont pas debout, ici. On dirait que rien ne saurait mettre les Haïtiens à genoux.

Oui, il y a beaucoup plus de morts dans les rues. Plus on descend dans la ville, vers Bourdon, plus on voit de corps entassés dans les rues. Bébés, enfants, adultes, vieillards. Les mouches ont commencé à faire leur boulot. L'odeur de la putréfaction s'amplifie, la poussière est étouffante et beaucoup de gens se couvrent le visage.

Pourtant, la vie reprend déjà. Les marchandes de légumes sont revenues à leur poste et proposent des citrons, des melons comme si de rien n'était. Mais pour combien de temps encore auront-elles de la nourriture? Où pourront loger ces milliers de sans-abri?

C'est une règle de bienséance ici que de sourire, dire bonjour et demander des nouvelles de la famille. Vous avez beau être blanc et manifestement pas du coin, on prend de vos nouvelles. On vous demande si tous vos proches sont saufs. Et quand c'est oui, on est heureux.

«C'est un bon peuple. Hier, ils enterraient leurs morts; aujourd'hui, ils reconstruisent.» Ainsi parle François Guillaume, qui vit à Miami. Il était hier à l'hôtel Montana, à la recherche d'un ami disparu. «J'ai vu le corps d'un homme sous la pierre. Encore deux mètres et il aurait pu s'en tirer.»

L'effroyable destruction de l'hôtel Montana

Les histoires les plus inquiétantes circulaient à propos de la destruction de l'hôtel Montana, considéré comme le plus beau de Port-au-Prince, qui offre une vue à couper le souffle sur les montagnes. Le spectacle qu'offrent maintenant les lieux est effroyable. De toute évidence, les gens qui étaient ici ont dû vivre l'horreur. Rien n'a été épargné: l'hôtel s'est écrasé comme une crêpe. Des bâtiments sont tordus, comme figés dans une vague monstrueuse.

Un fait nouveau depuis hier: l'aide internationale est arrivée. Ce matin. Française, chilienne, américaine, canadienne. Les soldats sont accompagnés de chiens pisteurs pour trouver des survivants. À l'entrée des terrains de l'hôtel, des médecins s'activaient sur une fillette blessée. «Nous ferons tout pour les aider», me dit un soldat français. Un homme de la MINUSTAH, huit passeports à la main, est en train de fouiller les ruines.

«Malheureusement, je dois dire qu'il y avait sept étages», souligne Garthe Cardozo Sefanson, copropriétaire du Montana. C'est à peine si on peut deviner maintenant qu'il y en avait plus de deux. Sa soeur et son petit-fils sont sous les décombres. De même que des employés de longue date et, bien sûr, des clients. «Nous ne savons pas qui est là-dessous. C'est arrivé à une heure où beaucoup de gens ne sont pas rentrés. Mon fils travaille sans sommeil et sans nourriture depuis deux jours pour trouver des survivants, et il en a trouvé quatre.»

Un de ces miraculés est Charles Dominé. Ce Français dans la soixantaine, plein de bagout malgré les ecchymoses (il a reçu un coup sur la tête), en est à son deuxième tremblement de terre! «J'ai vécu celui de Téhéran en 1962. Je suis un montagnard, vous savez... Ça fait 15 fois que je viens ici. J'étais dans ma chambre quand c'est arrivé, mais au niveau du jardin, ce qui nous a sauvés. Nous avons été coincés de l'autre côté, nous nous sommes regroupés pendant 48 heures.»

Étonnamment calme, et même plein d'humour, il attend que son ambassade vienne le chercher. «Parce que c'est à eux de venir me chercher!» Puis, d'un ton plus triste, il ajoute: «Je vais rester un petit peu. Pour voir. Je suis un peu ami de la famille, vous savez.»

Tout près, l'édifice de l'ACDI est complètement affaissé, et on a entendu dire que la directrice est portée disparue. À l'ambassade du Canada, nous avons croisé Laurence Morrissette, arrivé le jour du tremblement de terre. Il venait travailler pour l'ACDI. Il était au Montana. Il l'a échappé belle. «Il y a eu des miracles malgré tout. On a sorti des blessés.»

Il y en a d'autres, autant de bonnes nouvelles qui réchauffent le coeur dans le flot des mauvaises. Didier Gallard, ingénieur pour LGL S.A., nous raconte qu'on a trouvé trois personnes dans une maison détruite de Bourdon. «La nounou et deux gamines. Elles étaient nickel! Super calmes.»

Trois soldats canadiens cassaient la croûte à l'ambassade. «Ce sont les Américains qui dirigent l'aéroport», dit l'un d'eux. Ils ont évacué hier une centaine de ressortissants canadiens et une cinquantaine ce matin. Ils seront ici pour l'aide humanitaire. Ils pensent rester longtemps.

Ce qu'on remarque, surtout, c'est l'absence de l'État haïtien dans les rues. S'il y a des médias, de l'aide internationale qui commence à se faire voir, en revanche, pas de policiers locaux, ou si peu. Et le calme des Haïtiens dans la catastrophe semble une discipline collective nécessaire pour ne pas basculer encore plus dans la chaos. C'est une question de survie.

Les bouchons de circulation sont pénibles à certains endroits de la ville. C'était déjà parfois compliqué; les ruines qui jonchent les rues ne font qu'empirer les choses. Des gens s'entassent nombreux dans des camions et restent patients, mais nous avons vu une scène de lynchage. Les gens criaient, rouaient un homme de coups. Ceux qui nous suivaient en voiture croient l'avoir vu mort. Nous ne saurons jamais pourquoi la foule s'en est prise à lui.

«Le bon Dieu a vengé les Haïtiens en détruisant le Palais présidentiel et le palais de justice», crie un passant pendant qu'un autre, dans un camion, prie, la main au ciel, comme en transe.