Depuis 2006, l'Occident impose sanction après sanction à l'Iran, en affirmant vouloir ralentir le programme nucléaire iranien, objet de tous les soupçons. Peu avant l'entrée en vigueur de nouvelles sanctions hier, parmi les plus sévères à ce jour, La Presse s'est rendue dans la République islamique pour mesurer l'impact des mesures punitives. Dans les rues de Téhéran, tous s'entendent sur une chose: le régime des ayatollahs est peut-être la cible, mais ce sont les Iraniens ordinaires qui paient la note.

Véritable ruche d'activités en temps normal, le marché de tapis du grand bazar de Téhéran est presque désert en ce jeudi après-midi. Les propriétaires des échoppes prennent le thé ensemble au premier étage de l'édifice millénaire. Leurs employés sont affalés sur une pile de tapis, en attente d'une livraison qui ne viendra pas.

Rien à voir avec le vacarme assourdissant et le chaos organisé observé lors de la dernière visite en 2004 de La Presse dans le grand bazar - un immense complexe d'affaires composé de 10 km de couloirs marchands dans lesquels tout s'échange: des petites culottes aux dollars américains, en passant par l'artisanat et les pièces automobiles.

Assis dans sa boutique où les tapis de soie pure sont à l'honneur, Ahmed Pious, un des poids lourds du marché, n'a jamais vu une telle oisiveté collective en 21 ans de carrière. «Tu veux connaître l'impact que les sanctions économiques imposées par l'Occident ont sur l'Iran? demande le marchand de tapis à l'auteure de ces lignes. Le marché de tapis était le fleuron du bazar de Téhéran. Nous sommes complètement à zéro maintenant. À cause des sanctions, nos exportations se sont effondrées», lâche-t-il, découragé.

Ses affaires, admet l'Iranien, sont faméliques depuis que la banque centrale de l'Iran, responsable des transactions à l'étranger, a été frappée par les sanctions au début de l'année. «Dans la période où je vendais 100 tapis, j'en vends 10 maintenant», donne M. Pious en guise d'exemple, avant de présenter un plateau de sucreries au safran à ses invités.

L'Iran et surtout les Iraniens, dit-il, ont mal au portefeuille. Voilà déjà plus de cinq ans que le pays est la cible de sanctions des Nations unies, des États-Unis et de l'Europe. Au début, les restrictions internationales ciblaient surtout la vente de pièces industrielles pouvant contribuer au développement du programme nucléaire iranien, mais depuis quelques mois, elles touchent aussi les exportations et le système bancaire.

Résultat: l'inflation au pays dépasse les 25% et la valeur de la monnaie iranienne, le rial, a chuté à son plus bas en 20 ans au mois de mars dernier. Plusieurs ont vu leurs économies perdre la moitié de leur valeur. Certaines denrées ont connu des hausses de prix vertigineuses. C'est notamment le cas des légumes et des fruits qui ont vu leur prix doubler en un an.

Rencontré dans un parc de la capitale, un vendeur de pâte de grenade n'en pouvait plus de voir le regard éberlué des clients lorsqu'arrivait le moment d'annoncer le prix. «C'était une friandise que les plus pauvres pouvaient s'acheter et c'est devenu un produit de luxe!», dit-il, consterné.

La monnaie iranienne, elle, change de valeur quotidiennement. Et suit les intempéries et les éclaircies dans les négociations sur le nucléaire entre l'Iran et les grandes puissances. «Le taux de change du dollar américain est moins bon aujourd'hui parce que le négociateur en chef de l'Iran dans les affaires nucléaires a rencontré les Russes. Demain, si les négociations avec l'Occident échouent, le taux de change va augmenter», a expliqué un cambiste du bazar.

De la politique à l'économique

Devant autant d'incertitude, combinée à un taux de chômage qui frôle les 25% chez les jeunes Iraniens de moins de 30 ans, l'économie est au coeur de toutes les conversations ces jours-ci en Iran, alors qu'au cours des dernières visites de La Presse, c'est la politique qui animait les discussions. «Après la répression des grandes manifestations postélectorales en 2009, le pays en entier a eu le coeur brisé. Tout de suite après, c'est l'économie qui a déraillé. Le coup dans le portefeuille est presque aussi douloureux», a dit à La Presse Massous, jeune Téhéranais dont nous avons modifié le nom pour des raisons de sécurité, comme celui de plusieurs autres des personnes interrogées. Ce dernier a dû se résoudre à abandonner l'appartement dans lequel il vivait seul pour rejoindre sa famille. «Les loyers à Téhéran sont comme ceux de New York!», s'exclame-t-il.

Qui les Iraniens tiennent-ils responsable de la situation? La réponse dépend souvent des allégeances politiques. Les supporteurs de la théocratie estiment que leur gouvernement est victime de représailles injustes et soutiennent que l'Iran a droit à un programme nucléaire pacifique. Les critiques du régime aimeraient que les autorités fassent plus de concessions pour leur donner un peu de répit.

Dans son magasin de tapis, Ahmed Pious, quant à lui, estime que les sanctions font fausse route en atteignant monsieur et madame Tout-le-Monde plutôt que le régime. «Les Américains font une grande erreur en boycottant tout ce qui vient de l'Iran. Je comprends l'idée d'arrêter d'acheter du pétrole iranien, mais pourquoi ça s'applique aussi à l'artisanat?», demande-t-il.

Son magasin, dit-il, survit pour le moment, notamment grâce aux achats des Iraniens fortunés qui investissent leur argent dans ses tapis de luxe - qui se vendent entre 6000$ et 20 000$ - pour contrer la dévaluation du rial. Mais il craint que beaucoup d'autres secteurs de la classe moyenne et ouvrière ne tiennent pas aussi bien le coup. «Le plus grand drame pour moi, c'est que les fabriques traditionnelles de tapis qui gardent en vie une tradition de milliers d'années sont en train de fermer les unes après les autres. C'est une catastrophe qui n'a rien à voir avec le nucléaire.»