À l'époque où il luttait contre l'apartheid, l'intellectuel sud-africain Dan O'Meara a milité pendant trois ans dans la clandestinité aux côtés d'un homme qu'il admirait profondément: Jacob Zuma. «J'avais une estime incroyable pour lui. Ma vie était entre ses mains. Il avait consacré la sienne à la lutte antiapartheid et à l'amélioration du sort du peuple sud-africain.»

Aujourd'hui, Dan O'Meara est politologue à l'UQAM. Jacob Zuma, lui, est président de l'Afrique du Sud. Et son ancien compagnon de lutte ne le reconnaît plus. «Ce n'est pas le même homme. C'est un cynique, un corrompu, qui n'hésite pas à dépenser des millions de dollars sur sa propre maison...»

L'analyse de Dan O'Meara est sévère: Jacob Zuma et son entourage ont «trahi la mission historique» de leur parti, le Congrès national africain (ANC). «Ce groupe a tourné le dos au rêve de Nelson Mandela, qui voulait démanteler l'héritage socio-économique de l'apartheid, dit-il. Au lieu de s'attaquer à la pauvreté de la grande majorité des Noirs, on a amélioré la situation d'un tout petit nombre de Noirs issus de la classe moyenne.»

Sombre bilan

Corruption, népotisme, culture d'impunité: depuis son accession à la présidence, en 2009, Jacob Zuma en est venu à symboliser tout cela, et pire encore. Les 20 millions de dollars consacrés l'an dernier à la rénovation de sa maison familiale, au KwaZulu-Natal, n'ont fait que noircir davantage une image déjà fort ternie.

En août 2012, le président a aussi été critiqué pour la mollesse de sa réponse au massacre de 34 grévistes de la mine de Marikana par la police sud-africaine. Un massacre qui a donné l'impression que, deux décennies après la fin de l'apartheid, la vie d'un Noir ne compte pas plus qu'à l'époque de la ségrégation en Afrique du Sud. Et qui a rappelé l'ampleur du fossé qui demeure entre les Blancs et les Noirs - mis à part une petite élite noire fabuleusement riche, issue des rangs de l'ANC.

«Il y a deux Afriques du Sud: l'une qui gazouille sur Twitter à propos des meilleures technologies et l'autre qui ne mange pas», écrit Ferial Haffajee, éditrice du journal sud-africain City Press.

En effet, les inégalités sociales sont toujours énormes au sein de la nation arc-en-ciel. Un Blanc peut espérer vivre jusqu'à 71 ans, tandis qu'un Noir doit s'attendre à mourir à 48 ans. En moyenne, le premier gagne un salaire huit fois plus élevé que le second. Plus d'un million de familles s'entassent encore dans les taudis des bidonvilles, souvent sans accès à l'eau courante.

Pas de réforme économique

Évidemment, il faut du temps pour réparer 300 ans de colonialisme et d'injustices. Nelson Mandela, aussi génial fût-il, ne pouvait pas faire de miracles. Reste que les dirigeants de l'ANC - y compris Mandela - ont sans doute commis une erreur en renonçant à appliquer les politiques de redistribution des richesses qu'ils avaient pourtant promises, estiment plusieurs experts interrogés par La Presse.

Craignant de déstabiliser le pays, craignant aussi d'apeurer les investisseurs étrangers, Nelson Mandela et ses successeurs ont institué des politiques néolibérales massives. «La pression venant de l'Occident, du FMI et de la Banque mondiale était sans doute irrésistible. Mais ils ont cédé trop rapidement et sont allés beaucoup trop loin», estime M. O'Meara.

Pas de plan Marshall

«Ils espéraient attirer des investissements étrangers, mais cela ne s'est pas concrétisé, dit Linda Freeman, professeure à l'Université Carleton. L'Afrique du Sud n'a pas eu de plan Marshall. En libéralisant autant le marché, elle a plutôt perdu une grande partie de son industrie formelle, et près d'un million d'emplois.»

Au nom de la réconciliation, la réforme agraire promise par l'ANC n'a ainsi jamais eu lieu, déplore pour sa part Pierre Beaudet, de l'Université d'Ottawa. «Le secteur agro-industriel est prospère et rapporte des devises. Il y a 50 000 fermiers blancs au coeur de cette industrie. Alors, on n'y a pas touché. Mais il y a un coût à payer: des millions de paysans sans terre qui grossissent les bidonvilles. On les laisse crever. L'intention de départ était bonne, mais 20 ans plus tard, les gens s'impatientent.»

«Aujourd'hui, il y a beaucoup de pressions pour fournir des emplois et un accès aux terres, ajoute Tim Stapleton, de l'Université Trent, en Ontario. Pour enrayer la pauvreté de la vaste majorité, le gouvernement doit intervenir dans l'économie, en nationalisant, par exemple, les entreprises et les terres. Or, en faisant cela, il risque de déstabiliser le pays... et de détruire toute son économie! Personne n'a envie de répéter le désastre du Zimbabwe.»