Comment est-ce possible? Comment les électeurs américains peuvent-ils considérer un «cinglé» et un «clown» tel Donald Trump comme «plus honnête et digne de confiance» qu'Hillary Clinton, à en croire les résultats d'un sondage récent?

Le chroniqueur du New York Times Nicholas Kristof a soulevé la question la semaine dernière. En tentant d'y répondre, il a avancé l'hypothèse suivante : au nom de l'équité, les médias américains auraient failli à leur mission en accentuant les tares de Clinton et en normalisant celles de Trump, qui mérite, à son avis, les termes peu flatteurs cités en amorce. Au moment où le candidat républicain à la présidence talonne ou devance sa rivale démocrate dans certains sondages, Kristof n'est pas le seul journaliste à accuser les médias de tomber dans le piège de la «fausse équivalence» et, par le fait même, de faire le jeu de Trump.

Mais Kristof et compagnie sont en retard d'une révolution. Les grands médias traditionnels - ABC, CBS, NBC, le New York Times et le Washington Post - ont perdu leur capacité non seulement de dicter l'ordre du jour en matière d'information, mais également d'imposer la façon d'interpréter les nouvelles de la campagne présidentielle. L'heure est à la démocratie directe et au citoyen journaliste, comme l'a démontré Zdenek Gazda, auteur de la vidéo qui a chamboulé la campagne présidentielle la semaine dernière et forcé Clinton à révéler qu'elle souffrait d'une pneumonie.

Telle est du moins la thèse que défend Bruce Evensen, directeur du programme de journalisme à l'Université DePaul, à Chicago. «Je pense que Benjamin Franklin, l'inventeur du journalisme américain, serait ravi que nous ayons atteint ce point où il n'est plus nécessaire de posséder une rotative ou une antenne parabolique pour devenir partie intégrante du dialogue politique.»

Le professeur Evensen faisait référence aux moyens de communication à la disposition des citoyens.

Il qualifie le contexte médiatique actuel de «complètement révolutionnaire», le comparant à l'époque des pamphlétaires.

«Lorsque les États-Unis sont devenus une nouvelle nation, la démocratie était tapageuse parce que les pamphlets étaient une façon de formuler des allégations contre l'opposition politique, dit-il. C'était le Far West. Et nous sommes de retour au même endroit. Il s'agit d'un exercice tumultueux de démocratie directe. Et je pense que Kristof et les autres élites de la côte Est ont du mal à comprendre ou à accepter l'érosion de leur pouvoir et de leur autorité.»

Cela dit, Benjamin Franklin serait le premier à être «horrifié» par certains excès de cette démocratie directe, selon Bruce Evensen, qui parle lui-même avec une certaine nostalgie de l'époque où Walter Cronkite, chef d'antenne légendaire de CBS News, et ses semblables permettaient aux Américains d'avoir une compréhension commune de ce qu'étaient les nouvelles de la journée.

Au-delà des ratés

Mais les raisons du succès de Donald Trump vont bien au-delà des ratés et manquements des médias, selon Evensen. Devant Hillary Clinton, incarnation d'un certain statu quo politique, le magnat de l'immobilier n'a aucun mal à monopoliser le thème du changement et le rôle d'outsider qui ont permis à quantité de candidats présidentiels de triompher depuis Abraham Lincoln et sa cabane en bois rond.

«Si vous demandez aux gens, après toutes ces années, quel était le thème de la première campagne présidentielle de Barack Obama, tous vous répondront le changement, dit Bruce Evensen. C'est la même chose pour Donald Trump aujourd'hui. Bien sûr, certains diront, comme le fait Hillary, que Trump mise sur la haine, le racisme, la xénophobie. Mais bon nombre d'électeurs voient Trump comme le candidat du changement. Il vient de l'extérieur de Washington. C'est ce qu'ils veulent.»

Bruce Evensen est peut-être trop complaisant à l'égard des partisans de Trump, dont la soif de changement semble aller de pair avec une tolérance élevée des lacunes, outrances, faussetés et préjugés du candidat républicain. Au cours des derniers jours, ce dernier a continué à soulever la controverse. Il a fini par admettre qu'Obama était né aux États-Unis, tout en accusant faussement Clinton d'avoir été à l'origine de la rumeur jugée raciste sur le lieu de naissance du premier président noir, rumeur dont il avait lui-même été l'un des principaux promoteurs.

Il a traité de «clown» Robert Gates, ancien secrétaire à la Défense sous George W. Bush et Barack Obama, qui l'avait qualifié d'«irrécupérable» dans une tribune publiée par le Wall Street Journal. Il a été accusé pour la deuxième fois d'avoir incité à la violence contre Hillary Clinton en se demandant ce qui arriverait si ses gardes du corps étaient désarmés.

Cette liste n'a rien d'exhaustif. Et elle ne tient pas compte des questions soulevées par l'élection potentielle d'un homme d'affaires qui refuse de rendre publiques ses déclarations de revenus, comme l'ont fait tous les candidats républicains depuis 1980, et de faire la lumière sur ses nombreux intérêts financiers à l'étranger.

Mais si ce «cinglé», ce «clown», se retrouve dans le Bureau ovale en janvier 2017, il faudra conclure avec le professeur Evensen qu'une bonne part des électeurs américains ont choisi d'ignorer l'élite médiatique de leur pays.