Eric Fuson a le visage renfrogné d'un enfant à qui on a refusé un second dessert. Un peu plus et il grimacerait. L'objet de son malaise, c'est le sujet de notre entrevue: Barack Obama.

Arme à feu à la ceinture, trapu comme un joueur de rugby, ce rouquin répond pourtant avec une extrême courtoisie à nos questions. Son ton est posé. Mais son discours est apocalyptique.

«Je ne sais pas si nous pouvons survivre quatre ans de plus à cette administration», dit-il au sujet du président américain et de son équipe.

Nous sommes au 2A Shooting Center, centre de tir dont Eric Fuson est le gérant, à Tulsa. À 2450 km de Montréal, à 1973 km de la Maison-Blanche, on a l'impression étrange d'avoir posé le pied sur une autre planète.

«L'Oklahoma est l'un des États les plus conservateurs. Sur le plan social. Sur le plan économique. Et j'en suis fier!», poursuit Eric Fuson.

À preuve: son lieu de travail est un monument élevé à la gloire des armes à feu. Le visiteur est accueilli par une énorme pancarte, placardée au-dessus de la porte, où est inscrit le deuxième amendement de la Constitution américaine. Celui qui garantit aux citoyens le droit de porter une arme.

Les murs sont couverts d'affiches de films de Hollywood sur lesquelles les acteurs sont armés. Et si vous cherchez les toilettes, pas de souci. Sur une autre affiche, une main appuie sur la détente d'un fusil pointé... en direction de l'endroit où l'on peut se soulager.

On croirait qu'Eric Fuson craint par-dessus tout d'éventuelles mesures de contrôle des armes à feu. Mais ce qui le choque le plus, chez Barack Obama, ce sont «ses politiques sociales et économiques».

«Si nous ne les changeons pas, ce pays, sous sa forme actuelle, n'existera plus dans 10 ans», lance-t-il.

Il accuse son président «d'encourager les gens à ne pas travailler». Notamment grâce à la réforme du système de santé et aux autres mesures visant à donner un coup de pouce aux plus pauvres. «Quand les gens vont réaliser qu'ils peuvent voter pour des politiciens qui vont tout leur donner gratuitement, tout va s'effondrer», prédit-il.

Créature diabolique

L'Oklahoma, au nord du Texas, compte un peu moins de 4 millions d'habitants, soit à peu près autant que l'Alberta, mais sur un territoire trois fois moins grand. Coincé entre les plaines du Midwest et les déserts du sud du pays, il se transforme en fournaise l'été. Et, vous vous en doutez, il est semé d'églises.

C'est l'État où le rival de Barack Obama, John McCain, a connu sa meilleure performance en 2008, avec 65,6% des voix. C'est aussi le seul État où, cette année-là, le candidat républicain à la présidence a obtenu la majorité des voix dans toutes les circonscriptions (77).

Tulsa, avec près de 400 000 habitants, est la deuxième ville de l'Oklahoma. C'est un château fort républicain depuis les années 50. À 170 km au sud se trouve Oklahoma City, la capitale et la ville la plus importante de l'État, avec 580 000 habitants. C'est aussi un fief républicain.

Dans cette métropole, tristement célèbre depuis l'attentat meurtrier commis contre un édifice fédéral en 1995, on ne semble pas avoir plus d'atomes crochus avec Barack Obama qu'avec le dictateur nord-coréen Kim Jong-un. Ici, on parle du président américain comme s'il s'agissait d'une créature diabolique, dotée de pouvoirs maléfiques.

Ainsi, Al Gerhart, cofondateur du Sooner Tea Party, groupe lié au populaire mouvement de contestation né il y a quelques années en sol américain, trouve que son État est trop progressiste. Et que le président américain est un «socialiste».

«Il fait peur à beaucoup de monde. C'est un mondialiste. On a le sentiment qu'il n'a pas à coeur les intérêts de l'Amérique», dit ce militant rencontré dans son atelier, en bordure de l'une des autoroutes qui mènent au Texas.

Al Gerhart, comme la plupart des membres du Tea Party, n'est pas un politicien. Ce menuisier au crâne dégarni, vêtu de jeans et d'un vieux t-shirt rouge, se spécialise dans la rénovation de cuisines. Dans le domaine, il semble avoir du talent et des anecdotes à revendre.

Il nous en raconte une en s'ouvrant un Dr Pepper. L'histoire d'une cliente qui avait mené toutes les démarches nécessaires à la construction d'une nouvelle cuisine. À la toute dernière minute, elle lui a téléphoné pour annuler la commande. «Son mari préférait utiliser l'argent pour construire un bunker dans sa cour arrière», dit-il.

«Il y a des millions d'Américains qui pensent que le pays est au bord du chaos.» Et qui, comme ce mari inquiet, se préparent à y faire face. On les surnomme les «preppers», explique le militant.

Dieu n'aime pas Obama

Ne suggérez toutefois pas aux habitants de l'Oklahoma de se tourner vers Dieu pour être rassurés quant à leur président. Bon nombre de pasteurs de l'État décriaient Barack Obama même avant son arrivée au pouvoir. Aujourd'hui, ils sont irrités par la direction qu'a prise le pays depuis l'élection du président démocrate.

L'un d'eux s'appelle Steve Kern. Ce grand gaillard aux fins cheveux blancs est le pasteur de l'église Olivet, à proximité du centre-ville d'Oklahoma City. Le bâtiment, en brique rouge, ressemble à une école primaire plus qu'à une église. L'usure trahit son âge vénérable.

«Barack Obama est un produit du système d'éducation libéral. Lorsqu'il était enfant, il n'a pas eu de base judéo-chrétienne», déplore-t-il. Ce qui expliquerait pourquoi, selon lui, le président déplaît tant en Oklahoma.

Peu après le début de l'entrevue, le pasteur se lève. D'un air presque solennel, il soulève un livre posé sur le coin de son bureau, où règne un tel désordre qu'on dirait qu'il vient d'être cambriolé.

L'ouvrage est intitulé La lapidation de Sally Kern. Il a été rédigé par sa femme, qui s'est retrouvée au coeur d'une controverse après avoir affirmé que les homosexuels représentent une menace plus dangereuse que les terroristes.

Steve Kern nous offre le livre et prend immédiatement la défense de sa femme, dont on aurait mal compris la déclaration. «Elle voulait plutôt dire que les revendications homosexuelles sont une menace plus grande que le terrorisme», rectifie-t-il.

Il pense lui aussi que l'homosexualité «menace le tissu social américain». Et il enrage de voir que son président s'efforce de légitimer les relations entre deux personnes de même sexe.

Tout comme il enrage à l'idée qu'Obama est pour le droit à l'avortement et estime que l'État peut venir en aide aux citoyens dans le besoin. Parce que «c'est aux églises de faire ça». Sinon, ça ne peut que créer «une dépendance envers l'État».

Ainsi, Steve Kern votera pour Mitt Romney le 6 novembre. Et il encouragera ses fidèles à en faire autant dans ses sermons, même si une loi fédérale interdit aux pasteurs de faire de la politique partisane dans leurs églises. «Il est temps de se faire entendre», lance-t-il, défiant.

Voter avec ses tripes

L'influence de la religion sur la politique, en Oklahoma, est indéniable, explique David Blatt, directeur de l'Oklahoma Policy Institute. Et elle n'est pas étrangère aux problèmes de Barack Obama et des démocrates en général.

«Les républicains sont très efficaces. Ils arrivent à faire de Dieu, des armes à feu et des gais (God, guns and gays) l'enjeu des élections. Et ils estiment que les démocrates ont tort dans les trois cas», affirme l'expert, un Montréalais qui s'est établi à Tulsa il y a plusieurs années.

Kurt Hochenauer, enseignant à l'University of Central Oklahoma, pense qu'il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle que jouent «l'ignorance» et la piètre performance du système d'éducation de l'Oklahoma. L'État est, à ce chapitre, l'un des pires au pays.

«Ça se traduit par le fait que les gens vont voter de façon viscérale, estime-t-il, en se basant surtout sur leurs croyances. Contre les droits des gais, contre l'avortement... Même si ça signifie rejeter le progrès et la modernité.»

Les nouvelles ne sont donc pas bonnes pour Barack Obama en Oklahoma. Si ça se trouve, il récoltera encore moins de votes cette année qu'en 2008. Du moins si on se fie aux chiffres de Pat McFerron, président du groupe Cole Hargrave Snodgrass&Associates, qui fait régulièrement des sondages politiques.

«En juillet 2011, on a atteint un creux historique en Oklahoma. Seulement 5% des habitants de l'État estimaient que le pays allait dans la bonne direction. Ça s'est un peu amélioré, mais pas de façon significative. On est aujourd'hui à 12%.»

Quelques heures plus tard, à l'aéroport d'Oklahoma City, avant de monter dans un avion en direction de Montréal, on repense à ce qu'a dit Al Gerhart, la veille, lorsqu'on a quitté son atelier. Sourire aux lèvres, le militant du Tea Party avait lancé: «Lorsque tu rentreras au Canada, n'oublie pas d'emmener Barack Obama!»

L'Oklahoma en chiffres:

Population: 3 751 351 habitants

Taux de chômage: 5,2% (en septembre 2012)

Élection de 2008: John McCain 66%, Barack Obama 34%

Groupes ethniques: Blancs 68,7%, Latinos 8,9%, Noirs 7,3%

Ville la plus importante: Oklahoma City, 579 999 habitants