Si le président démocrate Barack Obama est réélu le 6 novembre prochain, le Parti républicain devra panser ses plaies et redéfinir ses priorités. Si Mitt Romney triomphe, il n'y aura pas de plaies à panser. Mais son parti ne sera pas pour autant promis à un avenir heureux. Du moins, pas s'il garde le cap et continue d'oublier que la modération a bien meilleur goût en politique américaine, expliquent nos journalistes Alexandre Sirois et Richard Hétu, qui comparent les responsables de la radicalisation du parti au capitaine du Titanic. Depuis deux semaines, ils ont échangé, par courriel, sur l'avenir du parti d'Abraham Lincoln.

Alexandre Sirois

Cher Richard, il me semble approprié de rappeler avant toute chose que le Parti républicain est celui d'Abraham Lincoln. Un grand paradoxe puisque, à la lumière de la campagne électorale actuelle, les républicains préfèrent casser du sucre sur le dos des Noirs et des minorités ethniques en général plutôt que de les courtiser afin d'obtenir leurs votes. Selon les plus récents sondages, seulement 1 Afro-Américain sur 10 et 3 hispanophones sur 10 voteront pour Mitt Romney. Abraham Lincoln est-il en train de se retourner dans sa tombe, au moment où j'écris ces lignes?



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Abraham Lincoln

Richard Hétu

Cher Alexandre, le bon vieux Abe ne doit pas être le seul président républicain à se retourner dans sa tombe, ces jours-ci. Dwight Eisenhower, à qui les Américains doivent la création d'un réseau d'autoroutes entre les États, ne doit pas comprendre pourquoi les républicains se battent aujourd'hui contre tout projet d'investissement dans les infra-structures décrépites de leur pays. Comme il a promulgué en 1957 une loi sur les droits civiques, la première depuis la loi sur l'émancipation signée par Lincoln, et envoyé l'armée en Arkansas pour mettre fin à la crise provoquée par la déségrégation des écoles, il doit également s'attrister de la relation presque inexistante de son parti avec les Noirs.

Et je ne parle même pas de Richard Nixon, qui a mis sur pied l'Agence de protection de l'environnement et les programmes de discrimination positive que les républicains tentent aujourd'hui d'éliminer. Ni de Ronald Reagan, qui a procédé à 11 augmentations d'impôts - il doit déplorer l'intransigeance de Paul Ryan et de ses semblables, qui s'opposent à toute hausse d'impôts pour réduire le déficit. Bon, j'avoue que je me suis éloigné de ta question sur les républicains et les minorités. Mais je suis frappé par la radicalisation du parti de Lincoln au cours des dernières années.

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Alexandre Sirois

L'économiste et chroniqueur au New York Times Paul Krugman a consacré plusieurs écrits à cette tendance. Selon lui, «des éléments révolutionnaires d'extrême droite» ont pris les commandes du Parti républicain dans les années 70. Ils estimaient que le gouvernement prenait trop de place dans la vie des Américains. Ils ont trouvé en Ronald Reagan un «grand communicateur» pour populariser leurs idées. Ils ont parallèlement créé une redoutable machine pour faire la promotion de cette idéologie. Laquelle comprend des instituts de recherche - la plupart situés à Washington - et des lobbies qui ont une influence indéniable sur les politiciens américains. Bon nombre de ces conservateurs feraient passer notre premier ministre, Stephen Harper, pour un enfant de choeur... ou pour un membre du Parti libéral du Canada! Et, chose importante à souligner, plusieurs de ces républicains ne tolèrent pas la présence de modérés dans leur parti. S'ils en voient, ils les éliminent.

L'émergence récente du mouvement du Tea Party a accéléré cette purge. Ces militants sont très actifs lorsqu'il s'agit de sélectionner les candidats républicains d'un bout à l'autre des États-Unis. Dans les dernières années, ils ont même réussi à dégommer des ténors du parti qui n'étaient pas assez radicaux à leur goût. Le sénateur Richard Lugar, qui représentait l'Indiana au Sénat américain depuis 35 ans (il avait jadis soutenu Ronald Reagan avec ferveur), y a goûté en mai dernier. Et sa retraite forcée n'est que la pointe de l'iceberg. Parlant d'iceberg, j'ai l'impression que ces conservateurs radicaux ne se rendent pas compte qu'ils se comportent actuellement comme le capitaine du Titanic...



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Jeb Bush

Richard Hétu

C'est un peu ce que Jeb Bush a tenté de dire aux républicains pendant la course à l'investiture de leur parti. Il a laissé entendre que même l'idole du GOP, Ronald Reagan, aurait aujourd'hui du mal à être accepté par le parti en raison des compromis qu'il a faits durant ses deux mandats à la Maison-Blanche. L'ancien gouverneur de la Floride a aussi déploré le discours parfois intolérant des républicains sur l'immigration, qui leur aliène une bonne partie des Latino-Américains, appelés à avoir un poids électoral de plus en plus important. Mon petit doigt me dit que Jeb Bush aimerait bien, après une défaite de Romney, proposer aux républicains une voie plus modérée et ouverte aux minorités.



Alexandre Sirois

L'intolérance des républicains sur l'immigration... Rappelle-toi la «montée de lait» de John McCain en 2007, lorsqu'il tentait de remporter la course à la direction du Parti républicain. Il souhaitait une réforme, mais ses partisans le lui reprochaient en public, pas toujours poliment. «Pourquoi voudrais-je être le leader d'un parti de trous de cul comme eux?», aurait-il confié à son grand ami, le sénateur Lindsey Graham. Parallèlement, il aurait dit craindre que les ténors républicains les plus radicaux à ce sujet, dont l'animateur de radio Rush Limbaugh, ne «détruisent» le parti. Mais j'ai l'impression que bon nombre de républicains, contrairement à Jeb Bush et à John McCain, ne réalisent pas qu'ils jouent leur avenir en tournant le dos aux minorités. Si tu me permets une prédiction, j'oserai affirmer que les républicains, si Romney est battu par Obama, se radicaliseront encore d'ici à la prochaine présidentielle. Qu'en penses-tu?



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John McCain.

Richard Hétu

N'en déplaise à Jeb Bush (et peut-être à John McCain), le verdict final du 6 novembre ne changera rien à la radicalisation du Parti républicain, à un paradoxe près. Même si Mitt Romney a recentré son discours depuis le premier débat présidentiel, il ne pourra pas, s'il est élu, mettre en place des mesures modérées sans risquer une rébellion chez les élus et les militants les plus conservateurs de son parti. N'oublie pas ce que Grover Norquist, influent militant anti-taxes, a déclaré en février: «Tout ce dont nous avons besoin, c'est d'un président avec cinq doigts pour signer les lois qui ont déjà été écrites», à commencer par le budget de Paul Ryan. Cela dit, s'il juge un tel changement essentiel à sa survie, le Parti républicain pourrait très bien assouplir ses positions sur l'immigration, sachant qu'il ne peut résister aux changements démographiques en cours aux États-Unis. Je te laisse deviner quelles sont les vedettes montantes du GOP qui l'encourageront à accepter ce paradoxe.



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Paul Ryan

Alexandre Sirois

Le sénateur floridien Marco Rubio, né de parents cubains, et les autres étoiles montantes hispanophones du parti. C'est chose possible, en effet. Mais même Rubio a récemment déclaré que son parti ne pouvait pas «être uniquement le mouvement anti-immigration illégale». C'est dire à quel point les républicains devront trimer pour changer leur image. Rappelle-toi ce que l'acteur d'origine colombienne John Leguizamo a dit après la récente convention du Parti républicain: «Un Latino qui est pour les républicains, c'est comme une blatte qui est pour le Raid.»

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Marco Rubio

Permets-moi de récapituler. Au lendemain du scrutin du 6 novembre, donc, le Parti républicain devra à tout prix se recentrer, cesser d'alimenter le ressentiment des électeurs blancs et s'ouvrir aux minorités. S'il refuse de le faire, peu importe si Mitt Romney est élu président ou pas, son succès est menacé à court, moyen et long terme (les Blancs seront en minorité aux États-Unis quelque part après 2040). Mais s'il le fait et continue à se présenter comme le parti qui veut réduire la taille et l'influence de l'État fédéral, il pourrait bien connaître un second souffle. Une majorité d'Américains continuent, sondage après sondage, d'affirmer que le gouvernement prend trop de place dans la vie des citoyens.



Richard Hétu

Pleinement d'accord avec ta conclusion. Cela dit, je n'oublierai jamais l'image de ce militant du Tea Party dans la soixantaine qui exprimait son désaccord avec la réforme de la santé de Barack Obama en brandissant une affiche sur laquelle on pouvait lire: «Touche pas à Medicare» (le programme d'assurance maladie destiné aux personnes âgées). Autrement dit, certains conservateurs appellent à la réduction de la taille de l'État, mais pas au détriment des programmes dont ils profitent! L'élection du ticket Mitt Romney-Paul Ryan, qui promet de réformer plusieurs programmes générateurs de déficits, dont Medicare, pourrait faire ressortir ce genre de contradiction au sein même du Parti républicain.