L'emploi est au coeur de la campagne électorale américaine, et rares sont les endroits où la question préoccupe les gens davantage qu'à El Centro: avec un taux de chômage de 29,9%, la petite ville du désert californien est l'endroit où on travaille le moins aux États-Unis. Le chômage est si élevé qu'un bureau d'emploi y a fermé ses portes il y a deux ans. Si les conséquences du problème sont bien connues, personne ne s'entend sur ses causes, a constaté notre correspondant.

El Centro, Californie Debout au coin de Bradshaw Road et North Imperial Avenue, une jeune femme saute sur place et crie. Elle brandit une pancarte en carton qui annonce un lave-o-thon. En ce samedi matin d'une chaleur torride, elle récolte des fonds pour des funérailles.

«C'est pour mon amie Vanessa, explique Mandy, 18 ans, qui préfère ne pas donner son nom de famille. Son beau-père est mort du cancer hier. Aujourd'hui, nous amassons des fonds pour aider la famille. Elle a des difficultés financières. Chaque dollar nous aide.»

La jeune femme dirige les clients vers un stationnement où des adolescents lavent des voitures, pendant que leurs parents offrent des muffins faits maison.

Il y a plusieurs façons de parler de la pauvreté à El Centro, ville du désert près de la frontière avec le Mexique, où on enregistre le plus haut taux de chômage aux États-Unis.

On peut compter les commerces fermés le long d'Imperial avenue (14). On peut lire le quotidien local, l'Imperial Valley Press, qui parle à la une de la fermeture, faute de fonds, d'un parc local, et de la mise à pied prochaine de 80 professeurs des écoles du district.

On peut rouler dans le centre-ville, le soir, et voir une roulotte occupée par plusieurs personnes et posée - en permanence, semble-t-il - dans le stationnement d'un Blockbuster en faillite. Ou noter que la firme de placement Labor Finders International a fermé son bureau d'El Centro, en 2010, à cause d'un «manque d'occasions dans la région».

Et on peut parler aux citoyens. Tout le monde a un point de vue sur la crise.

«Je suis chanceux, j'ai un bon travail, lance Antony Hale, monteur de lignes. Mais ici, les gens ne veulent pas vraiment travailler. Tant qu'ils touchent un chèque du gouvernement, ils sont satisfaits.»

Père de quatre enfants, divorcé et remarié, M. Hale est bâti comme un lutteur, et son menton porte une barbichette qui ressemble au blaireau d'un coiffeur.

M. Hale dit devoir verser 1500$ par mois à son ex-femme, qui a la garde de deux de ses enfants. «Elle suit toutes sortes de cours pour être officiellement aux études, ce qui lui donne droit à l'aide sociale. Les gens profitent du système», dénonce-t-il, alors qu'il joue avec son fils sur la pelouse, en face de l'école primaire.

Plus loin dans la même rue, Yvonne Arvizu est debout devant la modeste maison louée où elle habite avec ses deux enfants et son frère. Mme Arvizu a perdu son emploi dans un centre pour personnes âgées il y a huit mois. Elle redoute d'être jetée à la rue.

«Il n'y a plus de travail ici, dit-elle. Dès qu'un poste s'ouvre, ils reçoivent des centaines de CV.»

M. Arvizu survit grâce à la sécurité sociale. Au printemps, elle s'est brièvement fait couper l'électricité à cause d'une facture impayée de 500$. Chaque mois, elle paie la facture la plus en retard de la pile.

«Je connais des gens qui organisent des ventes-débarras et vendent leurs biens pour pouvoir manger, dit-elle. Moi-même, je dois parfois appeler ma soeur ou ma cousine pour emprunter 20$. Chaque dollar compte.»

Elle suit des cours d'informatique offerts par le centre d'emploi et postule des postes au gré des annonces d'emploi.

Région agricole

Le directeur général d'El Centro, Ruben Duran, sait bien qu'avec un taux de chômage de 29,9%, la région métropolitaine de 150 000 habitants trône au sommet du palmarès peu enviable aux États-Unis.

«Nous sommes une région agricole, donc la statistique sur le taux de chômage a toujours été élevée, explique-t-il en entrevue avec La Presse. En 2008, avant la crise, nous avions une économie très active, et le taux de chômage était quand même de 20%.»

M. Duran reconnaît que sa ville a du mal à se remettre de la crise. «Nous avons plusieurs projets en cours. Nous voulons construire un nouveau terminus d'autobus. Refaire des trottoirs. Nous voulons aussi faire construire une centrale d'appels d'urgence. Les dossiers sont en route auprès de l'État et du gouvernement fédéral.»

En attendant, le quotidien n'apporte pas grand-chose de neuf ou de stimulant à El Centro. Les seuls commerces qui semblent fonctionner à plein régime sont les stations-service, les dépanneurs et les succursales de restauration rapide.

Dans Main Street, les commerces fermés semblent plus nombreux que ceux qui sont encore ouverts. Un bar aux fenêtres teintées annonce une aubaine: deux Bud Light pour le prix d'une le jeudi. Un centre pour vétérans, The American Legion, est fermé à clé. Un vieux théâtre est barricadé.

Un des rares commerces qui continuent d'attirer des clients est la serrurerie Curtis Roadrunner Lock&Safe. Son propriétaire Mitch Curtis explique que les commerçants de la rue font des efforts pour améliorer le quartier. Récemment, ils ont fait planter des fleurs dans les plates-bandes, le long de Main Street.

«Il faut rendre l'endroit joli, il faut tout faire pour attirer les clients. C'est la seule façon de s'en sortir.»

Il dit être touché, lui aussi, par la crise. Son chiffre d'affaires a chuté de 50% depuis 2007.

«Les gens ont moins d'argent, et ils sont prêts à payer des amateurs pour faire le travail au noir. En retour, ça affaiblit les finances publiques. C'est un cercle vicieux.»

Fini les bénéfices

La rumeur sourde du vendredi soir enveloppe Calexico, ville voisine d'El Centro. Dans la ruelle devant le garage Unlimited 4X4, une quinzaine de copains sont réunis pour manger des tacos de boeuf grillé sur un barbecue portatif et boire quelques bières.

Le sergent Steven Lopez discute avec ses amis. Au cours des 10 dernières années, il a fait trois missions en Irak et une en Afghanistan. Il explique froidement s'être fait transpercer le thorax par une balle durant le siège de Fallouja. Il a pratiquement perdu l'ouïe à cause des explosions.

Aujourd'hui, le sergent Lopez, 32 ans, travaille dans la désinsectisation pour une entreprise d'El Centro. Son salaire n'est pas suffisant pour faire vivre convenablement sa femme et leurs quatre enfants.

«Je ne critique pas les gens qui vivent de l'aide sociale, dit-il. Il n'y a vraiment pas de travail dans la région.»

Les employeurs profitent de la crise pour réduire les avantages sociaux. Un mois avant d'avoir trouvé du boulot dans l'entreprise de désinsectisation, celle-ci a cessé d'offrir l'assurance-maladie à ses employés. «Ils savent que les travailleurs vont rester quand même. Les gens n'ont pas d'autre choix.»

Amateur de camions tout terrain, il dit aimer la région pour les pistes de 4X4 dans le désert. Le fait d'être loin des grands centres comme Los Angeles ou San Diego fait en sorte que les services publics sont moins débordés.

Mais le passage de la vie de militaire à la vie civile à El Centro est difficile, reconnaît-il. Les occasions sont peu nombreuses. Les années passent, mais la misère reste.

«Si je suis ici ce soir, c'est parce que ma femme m'a donné 10$, récoltés en récupérant des canettes d'aluminium, confie le sergent Lopez. Je n'avais plus d'argent pour mettre de l'essence dans le camion, alors je voulais rester chez moi. Ma femme m'a dit: Tiens, va te détendre avec tes amis. Nous n'avons aucune marge de manoeuvre. Mais je suis très chanceux. Dans certains couples, ça ne fonctionne pas comme ça.»

Le sergent Lopez retourne prendre un taco. Un ami lui apporte une bière. Quelqu'un lance une blague et les rires des hommes se perdent dans la nuit chaude du désert californien.