Les bulldozers perchés sur la colline sont à l'arrêt après avoir renversé des centaines d'arbres qui gisent pêle-mêle au sol.

Les ouvriers à l'origine de l'hécatombe se reposent quelques instants sous un soleil de plomb, mais la tâche est loin d'être terminée. Leur employeur, Sime Darby, veut continuer à dégager la région afin de cultiver des milliers et des milliers de palmiers à huile.

Les plants existants s'étendent déjà à perte de vue sur des centaines de kilomètres carrés. Ils viennent s'arrêter à un jet de pierre du village de Malama, où la colère règne parmi les habitants.

L'un des élus locaux, Sylvester Folley, ne veut rien entendre de la possibilité que la multinationale malaisienne utilise d'autres terres traditionnellement exploitées par les agriculteurs de sa communauté en vue de maximiser sa production.

« À moins qu'ils ne viennent massacrer tout le monde, nous continuerons de dire non », a déclaré le porte-parole lors d'une réunion de dirigeants locaux convoquée à la hâte il y a quelques semaines.

TERRES ANCESTRALES

Sime Darby a conclu en 2009 une entente avec le gouvernement libérien lui permettant d'exploiter, pour plus de 60 ans, une concession territoriale recouvrant plus de 200 000 hectares, soit près de six fois la superficie de l'île de Montréal. Mais elle se bute, dans son plan de développement, à des communautés comme celle de M. Folley, qui s'estiment flouées par la décision de l'État.

« Nos ancêtres vivaient ici avant que notre gouvernement ne voie le jour. C'est notre terre, quoi qu'ils en disent. Ce n'est pas à eux de décider ce que l'on peut en faire », tranche-t-il.

Abdul Sombai, qui habite à Baka, village du comté voisin de Grand Cape Mount, est aussi en colère.

L'octogénaire maintient que Sime Darby a détruit ses terres agricoles il y a quelques années sans lui demander son avis. Ni lui offrir de compensation appropriée.

Baka, qui regroupe une dizaine de maisons de terre entre lesquelles courent les poules, est coincé entre un cours d'eau et un champ géré par Sime Darby, qui a récemment offert quelques outils agricoles à M. Sombai pour l'amadouer. Une insulte aux yeux de paysan.

L'un de ses fils a été embauché dans la plantation - pour un salaire de 5 $ par jour - mais il a été congédié « sans raison » après deux ans de travail extrêmement difficile, déplore M. Sombai.

DES FACE À FACE TENDUS

L'entreprise malaisienne n'est pas la seule à faire des vagues. La firme britannique Equatorial Palm Oil (EPO), qui exploite une concession dans le comté de Grand Bassa, au nord-est de Monrovia, a croisé le fer à l'automne avec des agriculteurs en colère qui s'opposent à ses projets de développement.

Des opposants rencontrés dans une série de petits villages isolés et pauvres, où des enfants dénudés vont et viennent entre des maisons de boue, affirment que le gouvernement a envoyé la police dans la région afin de décourager la population de toute intervention contre les employés de l'entreprise.

Un face à face tendu est survenu lorsque ceux-ci ont entrepris de délimiter la concession en vue d'abattre des pans de forêt intouchés à ce jour.

Des affrontements sont aussi survenus lors d'une marche de protestation vers un centre administratif voisin, en septembre. Luke Freeman, agriculteur local, était du nombre. Il affirme que les forces de sécurité ont utilisé des gaz lacrymogènes contre les manifestants avant d'en arrêter près d'une vingtaine.

L'épisode n'a en rien refroidi les ardeurs de l'homme de 39 ans, qui exploite un lopin de terre non loin du modeste village de Tarloe.

Dans un village voisin, un aîné qui cultive la terre depuis plus de 50 ans, Joseph Cheo Johnson, est encore plus catégorique. « Ils ne peuvent nous forcer à accepter quelque chose qu'on ne veut pas », tranche l'homme au corps noueux de 62 ans. Il produit de l'huile de palme de manière artisanale avec ses fils dans une vieille palmeraie perdue dans la forêt, un travail long et pénible.

L'IMPLICATION D'UNE ONG

EPO affirme n'avoir rien à voir avec la répression de la marche de protestation. Dans un communiqué publié à l'automne, ses dirigeants ont dit disposer de procédures « appropriées » pour résoudre les conflits liés à la propriété de la terre et défendent le caractère « responsable » de leur entreprise.

Les opposants à la firme ont reçu le soutien d'une ONG locale, Sustainable Development Institute (SDI), qui dénonce l'attribution de concessions territoriales de grande envergure à des multinationales.

Un des militants de l'organisation, Ashoka Mukpo, estime que l'État libérien cherche à transformer le plus rapidement possible ses ressources « en dollars » sans porter attention à l'intérêt à long terme de la population.

« Vaut-il mieux soutenir les agriculteurs d'ici et les aider à se développer ou donner leurs terres à des entreprises étrangères et forcer les gens à se transformer en esclaves pour les entreprises faute d'alternatives pour survivre ? », demande-t-il.

SDI note que les terres ne peuvent être concédées sans le consentement « libre » et « informé » des populations qui les occupent, et que cette exigence est rarement respectée. Ses dirigeants ont saisi à quelques reprises une organisation internationale de certification défendant un mode de production « durable » de l'huile de palme, la RSPO, afin de faire pression sur les entreprises.

« S'ils perdent leur certification, ça peut amener certains de leurs clients habituels à annuler leurs commandes », relève M. Mukpo, qui reproche au gouvernement de faire la sourde oreille aux récriminations de la population.

Alfred Brownell, un avocat qui dirige Green Advocates, autre ONG critique des concessions territoriales, presse aussi l'État de rectifier le tir. « Ils aimeraient que le problème disparaisse comme par magie. On n'a vu que des efforts cosmétiques jusqu'à maintenant pour tenir compte des populations touchées », relève le militant.

L'accaparement des terres par des firmes étrangères avec l'aide de l'État est assimilable à une forme de « nettoyage ethnique », puisqu'il prive les agriculteurs touchés de leur gagne-pain et de leur mode de vie, accuse M. Brownell.

UN ÉQUILIBRE DÉLICAT

Le président de la Commission d'investissement nationale, Michael Wotorson, se dit convaincu que l'allocation de concessions territoriales constitue une avenue profitable pour le pays.

Il s'agit à la fois, souligne-t-il, d'une manière de développer les terres, d'une occasion de créer des emplois et de générer des revenus pour l'État par l'entremise des redevances versées par les firmes internationales.

« En même temps, il est vrai qu'il faut maintenir un équilibre très délicat en permettant l'exploitation de ressources sans pousser le balancier trop loin dans la mauvaise direction », note l'administrateur, qui s'est dit incapable de chiffrer l'importance actuelle des redevances versées dans le secteur agricole.

Un rapport couvrant l'année 2012 évoque des revenus globaux de 117 millions pour le « secteur extractif », incluant les mines, le pétrole, l'agriculture et la foresterie.

Les membres du gouvernement sont partagés sur l'importance des concessions à accorder, convient M. Wotorson, qui juge « raisonnable » la superficie territoriale actuellement sous gestion étrangère. Les estimations à ce sujet varient de 30 à 60 % du territoire national, sans qu'il soit possible d'obtenir de données précises.

Le porte-parole convient que l'État « aurait pu faire un meilleur travail pour garantir que les terres allouées » à des firmes comme Sime Darby et EPO « n'étaient pas occupées ».

Le président de la Commission nationale d'investissement insiste aujourd'hui sur la nécessité de faire progresser les concessions en concertation avec les populations locales. « On ne peut pas se comporter comme si les gens étaient des quilles qu'il suffit de renverser », note M. Wotorson.

Ultimement, dit-il, la population doit être convaincue que l'apport des investisseurs étrangers est profitable pour tout le monde.

« Si la population n'a pas l'impression qu'il y a plus de nourriture sur la table grâce aux concessions, alors nous commettons une grave erreur », souligne l'administrateur.

UNE ENTENTE MODÈLE ?

Sime Darby reconnaît avoir fait quelques erreurs à ses débuts dans le pays, mais affirme avoir revu ses manières de faire.

Elle multiplie aujourd'hui les consultations. La méthode donne des résultats dans un village du comté de Bomi, Falie, où une entente a été conclue avec l'entreprise pour le développement de terres communales inutilisées. « Aucune firme n'a travaillé dans notre région depuis longtemps et les gens souffrent.

Ça va créer de l'emploi », note Anthony Semeeh, un agriculteur de 32 ans qui soutient le processus.