L'Occident joue avec le groupe armé État islamique une partie d'échecs dont l'issue est incertaine, pendant que l'organisation djihadiste y recrute des combattants, estime l'éminent spécialiste des mouvements extrémistes John Milton Berger. Ce chercheur à la Brookings Institution de Washington et coauteur du livre ISIS - The State of Terror [EI - L'État de la terreur] prendra part à une discussion sur le sujet, ce soir, à l'Institut montréalais d'études sur le génocide et les droits de l'homme de l'Université Concordia. La Presse s'est entretenue avec lui.

Q: Comment expliquez-vous le succès du groupe armé État islamique (EI) dans le recrutement de jeunes Occidentaux, comme ce fut le cas ici au Québec, pour aller se battre en Irak ou en Syrie?

R: La raison principale, c'est qu'ils essaient très fort. Ils y investissent beaucoup de ressources, ils ont beaucoup de gens qui travaillent au recrutement. Assez pour que quatre ou cinq personnes puissent interagir avec quiconque démontre de l'intérêt pour l'EI. C'est leur avantage principal. En plus, la nature des médias sociaux leur fait prendre une expansion géographique qui leur permet de joindre des gens dans différents pays, ce qui n'a jamais été possible auparavant. Quand vous étiez recruteur pour un groupe djihadiste, par le passé, vous deviez y aller à pied, être sur place, c'était plus risqué, vous pouviez être arrêté, alors que maintenant, vous pouvez le faire en ligne.

Q: Que diriez-vous aux parents qui s'inquiètent de voir leurs enfants recrutés par des groupes terroristes?

R: Je dirais que les parents doivent s'impliquer dans la vie de leurs enfants. Le risque que représente l'EI, en radicalisant des jeunes, est à plusieurs égards similaire au risque qu'un enfant sombre dans la drogue ou qu'il soit la cible d'un prédateur sexuel en ligne. Donc, c'est important de savoir ce qui se passe dans la vie de vos enfants, d'avoir une bonne communication et de surveiller ce qu'ils font sur l'internet, dans la mesure du possible.

Q: Quelle est l'évolution des stratégies de communication des membres du groupe État islamique?

R: Ils s'efforcent de produire des vidéos très sophistiquées, qui sont nettement meilleures que ce que d'autres groupes extrémistes ont fait dans le passé. Mais je pense que leur présence est plus importante encore en raison du fort contenu qu'ils proposent. Ce qui fait que cette propagande fonctionne, c'est qu'ils ont des gens en ligne pour faire le suivi. Ainsi, si vous regardez une de leurs vidéos et que vous avez des questions sur l'EI, eh bien ils sont disponibles pour vous répondre et vous attirer davantage. Donc, le fait que leur propagande est sophistiquée est important, mais c'est le suivi qui la rend réellement puissante.

Q: Alors, comment contrer efficacement cette propagande?

R: Quand l'EI cherche à nous provoquer, à travers sa propagande et ses attaques terroristes, ce qu'il veut ultimement, c'est le chaos dans la région et au Moyen-Orient. On peut le voir au Yémen, par exemple, où ils ont essayé par leurs attaques de s'ingérer dans la guerre civile pour en faire une guerre sectaire, pour la rendre plus violente, plus clivante. En même temps, ils cherchent à provoquer les États-Unis, en espérant reproduire ce qui est arrivé lors de l'invasion de l'Irak, en 2003: c'était devenu un aimant pour attirer les djihadistes du monde entier. Il y avait eu un immense regain du recrutement pour Al-Qaïda. Donc, ce qu'ils veulent, c'est plus de chaos et que plus de combattants convergent vers la région. Alors c'est important pour nous de bien mesurer la portée de notre réponse et de comprendre les conséquences de nos actions.

Q: Quelle est l'efficacité de la campagne de bombardements aériens de la coalition internationale, à laquelle participe le Canada?

R: Les frappes aériennes de la coalition maintiennent l'EI dans une impasse. On ne gagne pas de terrain sur eux, mais ils n'en gagnent pas non plus. C'est difficile de savoir ce que ça va donner. L'impasse peut tourner à notre avantage si ça force l'EI à consommer plus de ressources provenant de l'intérieur de son territoire, car l'EI s'autosuffit et s'autofinance par ses conquêtes. Quand ils prennent une ville, ils vident les banques et saisissent de l'équipement militaire, car ils n'en produisent pas eux-mêmes. Donc, l'impasse pourrait éventuellement augmenter la pression sur eux au point de provoquer leur effondrement, ce qui pourrait même survenir très rapidement. En même temps, ce blocage leur donne une crédibilité qui favorise leur expansion internationale. Ils ont maintenant des alliances en Afghanistan, au Yémen, au Nigeria, ailleurs en Afrique, partout dans le monde. Ces groupes leur ont prêté allégeance parce que l'EI se montre capable de garder le contrôle sur les territoires qu'il conquiert. Donc, la question est de savoir si l'impasse va se conclure à notre avantage ou au leur. Je ne connais pas la réponse à cette question et je pense que personne d'autre ne la connaît non plus!

______________________________________________________________________________

Discussion avec John Milton Berger ce soir (mardi 8 septembre), de 17h à 18h30, Hall Building de l'Université Concordia, salle H-1220 (12e étage). Gratuit, réservation obligatoire.