Les djihadistes qui sèment la mort et la terreur en Syrie et en Irak sévissent dorénavant au Liban. Au début du mois d'août, ils ont kidnappé 30 soldats libanais. Trois ont été tués, dont deux décapités. L'événement a secoué le Liban. La Presse a rencontré les familles des otages, dont les parents d'un soldat abattu d'une balle dans la tête.

Maarouf Hamieh n'oubliera jamais la date du 3 août. C'est le jour où il a commencé à perdre son fils de 23 ans, soldat dans l'armée libanaise, le jour de toutes les catastrophes.

À 13h, il a appris que le régiment de son fils, Mohammad, se battait à Arsal contre les djihadistes du Front al-Nosra et du groupe armé État islamique (EI). Rongé par l'inquiétude, il a sauté dans sa voiture et il a franchi les 60 km qui le séparaient d'Arsal, la pédale au plancher.

L'EI et al-Nosra combattent ensemble au Liban. Ces groupes ultra-radicaux issus d'Al-Qaïda sont capables de tout: enlèvements, décapitations... En août, ils ont foncé sur Arsal, une ville de la vallée de la Bekaa située à une dizaine de kilomètres de la frontière syrienne. La bataille a duré quatre jours, du 2 au 5 août. Bilan: 20 morts et 86 blessés.

Maarouf Hamieh est arrivé aux portes d'Arsal en échafaudant les pires scénarios. À 17h, il a su que le régiment de son fils était tombé entre les mains d'al-Nosra. À 23h, il a reçu une photo de Mohammad, assis par terre, la chemise déchirée. Il a tout de suite compris qu'il avait été pris en otage. Il n'était pas le seul: al-Nosra et l'EI ont capturé 30 soldats.

Au moment précis où il a vu la photo de son fils, le cauchemar, le vrai, a commencé. Maarouf a quitté Arsal, anéanti. Puis l'attente a commencé.

Le 28 août, un premier otage a été décapité par l'EI. Neuf jours plus tard, un deuxième soldat subissait le même sort. Les exécutions ont été filmées. Maarouf a commencé à perdre espoir.

«Comment vouliez-vous que je réagisse? demande-t-il. C'est un crime horrible.»

Le 20 septembre, son fils a été abattu d'une balle dans la tête. Là aussi, son exécution a été filmée. Maarouf Hamieh a vu la vidéo, qui est toujours disponible sur YouTube, une video crève-coeur de 45 secondes.

Mohammad parle en fixant la caméra. Il est agenouillé. Son débit est saccadé, nerveux. À côté de lui, son bourreau. Son ton s'accélère, il est affolé, puis il s'effondre, une balle dans la tête.

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Maarouf Hamieh fume cigarette sur cigarette. Il est assis dans le grand salon de sa maison à Talya. Sur le mur, derrière lui, une immense photo de son fils. Pas besoin de mots pour comprendre son désarroi: ses cheveux gris en bataille, sa barbe broussailleuse, ses yeux hagards, ses épaules voûtées.

Le Front al-Nosra était prêt à lui remettre le corps de Mohammad en échange de la libération de 15 prisonniers islamistes. Pour Maarouf, c'était hors de question.

«Je ne voulais pas que des islamistes soient libérés», explique-t-il.

Puis les rumeurs se sont mises à circuler. Mohammad aurait été décapité après sa mort. «C'est faux», jure Maarouf.

Une autre affirme que Mohammad serait vivant et que la vidéo de son exécution ne serait que pure fabrication. Maarouf est déchiré, il aimerait tellement y croire.

«J'essaie d'ignorer la rumeur et d'accepter la mort de mon fils. C'est un martyr. Je refuse de vivre avec l'espoir qu'il est toujours vivant.»

Il veut se venger, il ne pense qu'à ça. C'est ce qui le tient en vie. Maarouf est chiite, il fait partie d'une tribu. «Je dois maîtriser mes nerfs, dit-il. Ma famille et ma tribu aussi. Nous allons tuer les responsables de la mort de mon fils. Si je ne me venge pas, je ne pourrai pas continuer ma vie.»

Il veut tuer le maire et l'imam de la mosquée d'Arsal, responsables, selon lui, de la bataille et donc de l'exécution de Mohammad. Peu importe le temps que ça lui prendra, ils doivent mourir. Ainsi va la vengeance.

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Maarouf Hamieh a un autre fils. Il a 21 ans et il est soldat. Maarouf est prêt à le sacrifier pour combattre les islamistes, mais pas sa femme qui essaie de convaincre son fils de quitter l'armée.

Elle pense tout le temps à Mohammad, elle n'arrive pas à faire son deuil. «C'est dur, surtout la nuit, dit-elle. Mon fils était mon ami. Pendant ses permissions, il revenait à la maison. Mon coeur est brûlé.»

Elle fixe le sol en soupirant, debout dans le corridor. «J'aurais aimé récupérer le corps de mon fils», ajoute-t-elle.

Son mari s'y est opposé. Un gouffre sépare les parents de Mohammad.

Elle m'amène voir la chambre de son fils, une grande pièce aux rideaux tirés. Tous ses objets et ses meubles ont été entreposés dans un local cadenassé. Ils y resteront jusqu'au jour de la vengeance, même si cela doit prendre 15 ans.

Dans la maison des Hamieh, entourée de champs de patates, le temps est suspendu.

C'est l'époque des récoltes, mais Maarouf ne travaille pas.

«Je m'en fous», laisse-t-il tomber.

Il retrouvera la paix le jour où la mort de son fils sera vengée. Et la pièce qui contient ses affaires restera cadenassée. La vengeance est un travail long et patient. Et de la patience, Maarouf Hamieh en a.

Vivre dans l'attente

Ils ont dû se battre pendant des années avant de se marier. Elle est sunnite, lui, chiite. Dans un Liban empêtré dans ses névroses confessionnelles, ce mariage était inacceptable. Mais Sabrine et Ziad étaient amoureux. Ils ont tenu tête à leurs familles.

À l'aube de la trentaine, ils ont fini par se marier. Ils ont eu des jumelles. Cet été, elles ont eu un an et demi. Le bonheur.

Le conte de fées a volé en éclats le 2 août lorsque Ziad, soldat dans l'armée libanaise, a été kidnappé à Arsal par les djihadistes du Front al-Nosra.

J'ai rencontré Sabrine au centre-ville de Beyrouth, où les familles des otages participent à un sit-in depuis plusieurs semaines pour pousser le gouvernement à négocier avec les ravisseurs. Car Ziad Omar n'est pas le seul à avoir été kidnappé pendant la bataille d'Arsal. Trente soldats ont été capturés. Neuf sont détenus par le groupe armé État islamique (EI) et 18 par le Front al-Nosra, des djihadistes purs et durs liés à Al-Qaïda. Ziad a été kidnappé le 2 août.

L'histoire a suscité une vague d'indignation au Liban, surtout lorsque l'EI a décapité deux otages et que le Front al-Nosra en a abattu un troisième d'une balle dans la tête. Chaque exécution a été filmée, provoquant un immense haut-le-coeur à travers le pays.

Sabrine a été tétanisée lorsqu'elle a su que deux otages avaient été décapités. «Je ne pouvais plus dormir. J'étais incapable d'imaginer Ziad dans les mêmes circonstances. C'est terrible, terrible.»

Sabrine et Ziad se sont parlé au téléphone un mois après son kidnapping. Huit à dix minutes. Des minutes grignotées à la vie, des minutes qui lui ont redonné espoir, mais qui l'ont bouleversée au-delà de tout ce qu'elle avait imaginé.

«Il était très ému, il pleurait, raconte Sabrine. Notre relation est émotionnelle, c'est mon amoureux depuis l'université. Son téléphone était sur le haut-parleur parce que les ravisseurs voulaient entendre notre conversation. Ziad m'a demandé de manifester et d'implorer le gouvernement de négocier.»

«Ils sont détenus dans les montagnes entre Arsal et la frontière syrienne. Il n'est ni enchaîné ni battu et il mange bien, mais il ne peut pas fumer. Ziad passait trois paquets de cigarettes par jour.»

Sabrine sourit. Elle porte un foulard noir qui cache ses cheveux et son cou et une robe noire qui efface les courbes de son corps. Son maquillage lourd souligne l'éclat charbonneux de ses yeux.

Les djihadistes ont filmé les otages. Sabrine a une copie de la vidéo. Elle la regarde tous les jours avec ses jumelles pour qu'elles n'oublient pas le visage de leur père.

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Au moins une douzaine de familles participent au sit-in. Elles attendent les journalistes. Une conférence de presse a été organisée. Encore un appel au gouvernement pour qu'il négocie avec les ravisseurs.

Les journalistes arrivent nombreux, télévision, radio, presse écrite. Les caméras se bousculent. Un peu à l'écart, des soldats observent la scène. Les familles sont installées en demi-cercle à côté d'une tente qui sert de quartier général. Les femmes assises, les hommes debout derrière les chaises. Certains montrent la photo d'un otage, fils ou mari. D'autres tiennent un bébé sur leurs genoux.

Même après trois mois, l'affaire des otages reste une grosse histoire qui fait les manchettes.

Hussein est là, debout, stoïque. Son fils a été kidnappé par l'EI. Il a planté sa tente près du quartier général. Il y dort tous les soirs.

Hussein est un fonctionnaire qui avait une vie sans histoire jusqu'au kidnapping de son fils. Depuis, tout a foutu le camp: le travail, la vie tranquille, le train-train quotidien. Il consacre chaque minute de son temps, chaque parcelle de son énergie à la libération de son fils. Il a le visage buriné. Il est grand et maigre, de la maigreur des gros fumeurs. Il a deux autres enfants, des garçons de 18 et 20 ans.

Après le point de presse, il s'assoit près de Sabrine qui traduit ses paroles.

Oui, il a parlé à son fils. Il a 28 ans. Un soldat.

- Mon fils était très ému. Sa voix tremblait.

- Il pleurait?

- Non, mais moi, je pleurais. J'entendais la peur dans sa voix.

Son fils aussi lui a demandé de manifester et de bloquer les rues, comme le mari de Sabrine.

Hussein a peur non seulement pour son fils, mais aussi pour les otages détenus par l'EI.

«Ils sont pires qu'al-Nosra», dit-il.

Les neuf otages partagent la même cellule. Ils ne sont pas attachés. Ils dorment par terre et ils mangent bien. Ils peuvent prendre leur douche.

Ils sont détenus depuis trois mois, une éternité pour Hussein. L'EI et le Front al-Nosra exigent la libération de prisonniers islamistes en échange des otages.

Pour l'instant, rien ne bouge. Les négociations font du surplace. En attendant un improbable dénouement, les familles vivent dans la terreur de voir un jour la vidéo de leur mari ou de leur fils en train de se faire égorger ou abattre comme un chien.

PHOTO ÉDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

Au centre, en noir, Sabrine participe à un sit-in au centre-ville de Beyrouth pour pousser le gouvernement à négocier avec les ravisseurs de son mari et d'autres soldats kidnappés par des djihadistes pendant la bataille d'Arsal.

La bataille d'Arsal

Juillet

Arsal, une ville de la vallée de la Bekaa située à une dizaine de kilomètres de la frontière syrienne, abrite 40 000 habitants et 120 000 réfugiés syriens.

2 août

Début de la bataille d'Arsal. Elle oppose l'armée libanaise aux djihadistes du groupe armé État islamique (EI) et du Front al-Nosra, qui comptent environ 7000 combattants au Liban. Leur but : prendre le contrôle d'Arsal pour ensuite attaquer les chiites et leur bras politique et militaire, le Hezbollah, qui se bat aux côtés de Bachar al-Assad en Syrie, contre la rébellion dont font partie l'EI et al-Nosra.

5 août

Fin de la bataille d'Arsal. Bilan : 20 morts, 86 blessés et 30 militaires (soldats et membres des Forces de sécurité intérieure) pris en otage.

28 août

Premier otage décapité par l'EI, le sergent Ali Sayed.

6 septembre

Deuxième otage décapité par l'EI, Abbas Medlej.

20 septembre

Mohammad Hamieh est tué d'une balle dans la tête par le Front al-Nosra.

Aujourd'hui

Il reste 27 otages, 9 détenus par l'EI, 18 par al-Nosra. L'armée libanaise a repris le contrôle d'Arsal. Les combattants djihadistes se sont regroupés entre la ville et la frontière syrienne. C'est là que les otages seraient détenus.

Menaces djihadistes

Groupe armé État islamique (EI)

Groupe ultra-radical sunnite né en 2006 en Irak. L'EI est une émanation d'Al-Qaïda.

Progression spectaculaire depuis juin. L'EI contrôle désormais le nord-ouest de l'Irak et le nord-est de la Syrie, où il a établi un «califat».

Accusé par l'ONU de nettoyage ethnique et religieux, d'exécutions massives, d'enlèvements. L'EI a décapité deux journalistes américains, deux travailleurs humanitaires et deux soldats libanais.

Considéré comme l'organisation terroriste la plus efficace et la brutale au monde.

Front al-Nosra

Branche syrienne d'Al-Qaïda, le Front al-Nosra est apparu pour la première fois en janvier 2012.

Était le groupe djihadiste le plus médiatisé en 2013.

Formé d'environ 5000 combattants.

Se bat contre l'EI en Syrie pour le contrôle de la rébellion contre Bachar al-Assad, mais combat avec l'EI au Liban contre le puissant Hezbollah.

Milite pour l'instauration d'un califat régi par la sharia.

Les Américains ont placé le Front sur leur liste noire des organisations terroristes.

Reconnu pour son efficacité au combat, ses meurtres, ses décapitations et ses attentats-suicides.