L'aumônier Carroll Pickett se rappelle ce jour de novembre 1982 où le directeur de la prison de Huntsville a déposé son chapeau de cow-boy sur son bureau et a dit: «Nous allons bientôt avoir une exécution».

La dernière exécution au Texas avait eu lieu en 1964 par électrocution. Il y eut ensuite un moratoire. Mais en 1976, la Cour Suprême des États-Unis a levé le moratoire et les bourreaux ont pu recommencer à tuer en toute légalité.

C'est ainsi que le 7 décembre 1982, le révérend Pickett, aumônier de la prison, s'est retrouvé à assister à une première dont il se serait bien passé. «C'était la première injection létale dans le monde. Personne n'avait été tué ainsi -car c'est ce que c'est: tué. Si vous regardez le certificat de décès du Texas, on indique "cause du décès: homicide".»

Le révérend de 80 ans me parle à voix basse, comme si nous étions au chevet d'un mourant. Il a accompagné 95 condamnés à mort jusqu'à leur dernier souffle. Il n'en est pas sorti indemne. Pro-peine capitale à ses débuts, il parcourt aujourd'hui les États-Unis pour prêcher l'abolitionnisme. Il est aussi appelé comme expert témoin dans les procès de peine de mort pour expliquer au jury ce qu'est une injection létale. Il arrive que certains perdent connaissance en écoutant son récit horrifiant.

«J'étais en faveur de la peine de mort, me dit-il, le ton repentant. Mais dès la première exécution, j'ai commencé à changer...»

Assis sur le banc de la chapelle où il nous a donné rendez-vous, le révérend Pickett parle lentement, comme s'il voulait s'assurer que chacun de ses mots soit gravé dans notre esprit avant de passer au suivant. Sa parole est celle d'un homme à la mémoire torturée qui sent qu'il a un devoir d'éveilleur de conscience. Un homme qui, après avoir longtemps ruminé l'horreur en silence, a choisi de ne plus se taire.

La première injection létale

Le premier homme mis à mort s'appelait Charlie Brooks. Un homme petit, sympathique. On l'a emmené à la prison de Huntsville à l'aube. Devant l'immeuble aux briques rouges, des reporters des États-Unis et d'ailleurs s'étaient rassemblés pour raconter l'histoire de cet homme, hier encore inconnu, que la première injection létale au monde allait rendre célèbre.

Peu après minuit, sanglé à la table d'exécution, Charlie Brooks a été tué. La main posée sur la cheville du condamné, l'aumônier a senti la disparition de son pouls. À l'hospice de la prison, il avait déjà vu des gens mourir. Mais jamais il n'avait vu un homme en pleine santé quinze minutes plus tôt suffoquer sous ses yeux.

«C'était censé être plus humain que la chaise électrique. Mais maintenant, je ne vois absolument rien d'humain là-dedans. C'est un meurtre.» Un crime légal et cruel commis par l'État, dit-il.

Tu ne tueras point

À l'époque, le pasteur presbytérien était en faveur de la peine capitale. Son point de vue allait à l'encontre de celui de sa propre Église qui voit dans la peine de mort une violation du commandement biblique «Tu ne tueras point».

Comment un homme de foi pouvait-il être pro-peine de mort? «La raison première pour laquelle j'étais en faveur de la peine de mort, c'est parce que mon père me l'a enseigné», dit-il. Son grand-père avait été assassiné, laissant son père orphelin et amer. «Hang them fast, hang them high» enseignait-il à ses enfants. Pour lui, la vraie justice était «Oeil pour oeil, dent pour dent»

Et puis, il y a eu le traumatisme de cette prise d'otages à la prison de Huntsville qui s'est terminée dans un bain de sang en 1974. Deux femmes de la paroisse du révérend Pickett ont péri dans l'assaut final. Appelé à jouer un rôle de médiateur dans la prise d'otages, le pasteur s'est retrouvé à devoir célébrer les funérailles de ses paroissiennes, atterré devant cinq enfants devenus orphelins. «Pour moi, c'était horrible», dit-il. Assez horrible pour justifier la peine de mort. Jusqu'où jour où, dit-il, il a réalisé qu'il avait tort.

Le mauvais Carlos

Carroll Pickett n'a pas changé d'avis du jour au lendemain. L'exécution de Carlos DeLuna, en 1989, la 33e depuis le rétablissement de la peine de mort au Texas, a été le tournant dans sa prise de conscience.

Condamné pour le meurtre d'une employée d'une station-service, Carlos DeLuna a toujours clamé son innocence. Dans le couloir de la mort, bien des gens se disent innocents. Mais avec l'expérience, Carroll Pickett avait appris à deviner mieux que quiconque qui disait la vérité. «J'étais persuadé simplement en étant à ses côtés qu'il était innocent», dit-il.

Le condamné avait 27 ans, mais semblait avoir le quotient intellectuel d'un enfant. Jeune décrocheur d'origine latino-américaine, il avait grandi dans une famille pauvre et disloquée. Il n'avait jamais connu son père alcoolique. Le jour de son exécution, il a dit à l'aumônier: «Est-ce que je peux t'appeler papa?»

Carlos DeLuna ne comprenait pas vraiment ce qu'il faisait là, sur le seuil de la chambre d'exécution. L'aumônier, qu'il a remercié d'avoir été son papa pour un jour, a tenté de le rassurer. «Ça ne fera pas plus mal qu'une piqûre chez le médecin.» Promis? a demandé le condamné. «Promis.»

La promesse a volé en éclats à mesure que le poison mortel était injecté dans les veines du condamné. L'agonie de Carlos DeLuna a semblé durer une éternité. Sanglé à la table d'exécution, le jeune homme a levé la tête, comme s'il voulait dire quelque chose à l'aumônier. Il devait être en train de mourir, mais ça ne fonctionnait pas. La première injection ne l'avait pas endormi comme prévu. La deuxième, une injection de Pavulon, banni par l'Association des vétérinaires américains, parce que trop cruelle, allait le paralyser pour éviter qu'il se débatte. La troisième devait provoquer un arrêt cardiaque. Les yeux grand ouverts, Carlos DeLuna allait ainsi être torturé à mort sans que personne sauf lui-même ne le sache...

Le révérend Pickett revoit encore ses grands yeux bruns qui le fixaient. Qu'essayait-il de dire? Papa, pourquoi m'as-tu menti?

Pendant l'exécution, l'aumônier tremblait. Après, il n'a pu fermer l'oeil pendant cinq jours, assailli par un sentiment de culpabilité. Pour la première fois, il a dû demander de l'aide psychologique.

«Dès lors, j'étais contre toute exécution», raconte-t-il, les yeux emplis de tristesse. Près de 25 ans plus tard, on le sent encore hanté par le regard terrifié de ce condamné à mort dont il était convaincu de l'innocence.

L'année dernière, une enquête approfondie du Columbia Human Rights Law Review (1) lui a donné raison. Des preuves accablantes suggèrent que le véritable meurtrier était en fait Carlos Hernandez, un criminel du même quartier qui, en plus de porter le même prénom, ressemblait comme deux gouttes d'eau à Carlos DeLuna. L'intuition de l'aumônier était la bonne. Le Texas avait exécuté le mauvais Carlos.

Le dilemme

Après l'exécution de Carlos DeLuna, le révérend Pickett a été tenté de donner sa démission.

La conscience torturée, il est allé demander conseil à un ami, aumônier de l'hôpital presbytérien de Dallas. «Crois-tu en la peine de mort? lui a demandé l'ami, sans passer par quatre chemins.

-Non», a-t-il répondu à voix haute pour la première fois.

Le dilemme en son âme et conscience n'en était pas un simple à résoudre. Quand il avait accepté d'accompagner les condamnés à mort jusqu'à leur dernier souffle, le révérend l'avait fait avec un seul credo en tête: personne, quel que soit son passé et aussi difficiles à pardonner soient ses crimes, ne devrait mourir seul.

«Personne, pas même Dieu lui-même, ne te blâmera si tu choisis de partir», lui a dit l'ami. Mais il lui a rappelé du même souffle que sa présence aux côtés de condamnés en était une précieuse. Autrement, ils mourraient seuls.

Le révérend n'a pas démissionné après l'exécution de Carlos. Mais il n'a jamais oublié Carlos. Aussi indigné était-il, il n'avait pas le pouvoir de stopper la machine à tuer texane. «Je ne faisais pas partie du jury. Je n'écrivais pas les lois...» Il n'était ni juge ni bourreau. Son pouvoir, sa mission, c'était de s'assurer qu'aucun des 95 condamnés qu'il a accompagnés n'arrive seul aux portes de la mort.

L'horreur

Lorsqu'il a pris sa retraite, le révérend Pickett s'est donné comme mission de faire tout en son possible pour mettre à mort la peine de mort. Cela demande un certain courage au Texas, un État qui se vante d'être le champion des exécutions aux États-Unis.

Le pasteur a invité le gouverneur Rick Perry, qui dit n'avoir aucun problème de conscience avec la peine de mort, à assister lui-même à une exécution. «S'il pouvait en voir juste une, particulièrement une qui est bâclée et interminable... Une où il faut fermer les rideaux...» Le gouverneur n'a pas répondu à son invitation.

Le révérend me parle de ce journaliste de Nightline, un des meilleurs intervieweurs de ABC, qui avait un jour décidé d'assister à l'exécution de Mario Marquez, un déficient intellectuel à qui il avait rendu visite. «Vous devez être prêt, car ce n'est pas ce que vous pensez», l'a averti le révérend. Dans le miroir de la chambre d'exécution ce soir-là, il a vu la détresse dans les yeux du reporter.

Peu après, interviewé au Larry King Show, Larry King a dit au reporter: «Vous avez fait le tour du monde. Vous êtes allés en Bosnie et en Afghanistan. Qu'est-ce qui a été le plus difficile comme journaliste?

Et voilà que cet homme qui avait vu tant de laideurs a répondu: "Aller à Huntsville, au Texas et voir un gars déficient intellectuel être mis à mort."»

500 morts plus tard

Le Texas exécutera bientôt son 500e condamné depuis ce jour sombre de décembre 1982 où le révérend Pickett a assisté à la première injection létale.

«On dit qu'aux États-Unis, on a le droit à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur. Nulle part, ça ne dit "la mort"».

Le comité des droits humains des Nations unies a adopté résolution sur résolution condamnant la peine de mort, rappelle-t-il. «L'ONU condamne les États-Unis, elle condamne le Texas. Et elle a raison! Mais tous les gouverneurs que nous avons eus disent: "Les Nations unies n'ont pas d'influence sur le Texas". Mais elles devraient en avoir!»

Malgré tout, il sent le vent tourner. Il est temps que les politiques réalisent que les actes de vengeance cruels, même dissimulés sous des habits légaux, ne donnent rien et diminuent tout le monde, dit-il. Si la barbarie de la peine de mort ne les dérange pas, si la dignité humaine passe après les sondages d'opinion et les intérêts politiques, la question du coût exorbitant du système de peine capitale permettra sans doute de faire pencher la balance vers l'abolition, croit-il. Car contrairement à la croyance populaire, la peine de mort n'a aucun effet dissuasif et coûte au moins deux à trois fois plus cher à l'État qu'une sentence à vie. Tout cet argent gaspillé pour tuer serait mieux investi en prévention.

«Un de ces jours, la peine de mort disparaîtra», dit le révérend Pickett. «Mais pas de mon vivant. Car j'ai 80 ans!»

Le révérend rit. Dans l'enceinte de la chapelle, l'écho d'un rire amer qui défie la mort.