C'est l'heure du lunch, et Arvella Wilcox mange avec appétit son poisson-chat frit et son gâteau à la farine de maïs en feuilletant le dernier numéro du magazine Today's Black Woman rempli de photos de Michelle Obama.

«Quelle femme solide! dit-elle en se penchant sur les images. Quelle assurance!»

Nous sommes chez MacArthur's, un des restaurants de soul food - la cuisine afro-américaine - préféré de Barack Obama à Chicago.

Arvella et sa collègue Roxanne Rivera, deux vendeuses d'assurance médicale, m'ont gentiment invitée à leur table. On cause d'Obama, évidemment. Je leur demande la même chose qu'à tous ceux que je croise depuis que je suis arrivée ici: «Est-ce que Barack Obama aurait pu arriver là où il est sans être passé par Chicago?»

 

Serait-il là où il est s'il avait fait carrière à Baltimore, à New York ou à Atlanta? Sans être passé par cette ville de jazz et de boxe, où les Noirs sont venus chercher massivement du travail dans les années 20 et 30, où ont été construits puis démolis les «projects» les plus tristement célèbres, cette ville fondée par Jean-Baptiste Pointe du Sable, fils de marin français et d'une esclave haïtienne? Ville jadis dirigée par un Noir. Ville de Jesse Jackson et de Louis Farrakhan, d'Oprah et de Jennifer Hudson, du Defender - le plus ancien journal noir américain - et des magazines Jet ou Ebony. Bref, Chicago est-elle plus noire que les autres? Plus confortablement afro-américaine?

Y trouve-t-on une solidarité qu'il n'y a pas ailleurs? L'intégration, comme celle que l'on constate dans le quartier de Hyde Park où vivaient les Obama, y est-elle plus fonctionnelle?

Les deux femmes qui m'écoutent ne me laissent pas continuer.

«Chicago est dure», répond Roxanne.

«Chicago rend les gens forts», ajoute Arvella.

Effectivement, la vie n'est pas facile dans les quartiers défavorisés de Chicago, où les Noirs sont surreprésentés. Criminalité, drogue, prostitution, gangs...

Jeudi, je suis allée me promener dans le South Side, où Obama a travaillé comme organisateur communautaire avant de devenir avocat. Partout on pouvait voir scintiller les lumières bleues des caméras de surveillance policière. Peut-être que Montréal ferait la même chose si on y commettait plus de 420 meurtres en une année, comme ce fut le cas ici en 2008.

Mais plusieurs autres villes américaines ont des quartiers semblables, où la criminalité est très élevée et où la vie de rue forme assez solidement le caractère, merci. Le Bronx, à New York, par exemple, n'est pas exactement une communauté balnéaire.

Sauf que le Bronx est à l'ombre de Manhattan et produit plus de chanteurs rap au succès fulgurant que de leaders politiques.

Chicago, elle, a produit un président...

Wanda Carter, éditrice du Chicago Communicator, petite publication d'Englewood - un des ghettos les plus durs du South Side - croit que c'est parce que Chicago est une ville qui se nourrit de politique, même chez les Afro-Américains, qu'Obama a pu lancer sa carrière ici. «Ici, tout est politique, dit-elle. Tout dépend de qui tu connais.»

La ville en mange.

Dans le magazine The Atlantic, le journaliste Ta-Nehisi Coates explique que même si, au début du XXe siècle, la ville était marquée par la ségrégation et le racisme, les Noirs y étaient encouragés à voter pour nourrir l'appétit politique de la cité. Pas étonnant que, plus tard, les deux premiers membres noirs du Congrès aient été élus dans le South Side. Et que les deux seules campagnes présidentielles sérieuses - celles d'Obama et de Jackson - soient nées dans le même quartier.

Évidemment, cet appétit politique produit aussi des scandales à la Blagojevich, pour ne nommer que celui-là. Mais cet environnement demeure un terrain de jeu passionnant pour ceux qui aiment créer des réseaux, organiser des actions collectives, mettre des projets sur pied, bâtir leur influence.

Obama a su y jouer ses cartes avec brio. «Il connaissait les bonnes personnes. Il n'a fait aucun faux pas», résume Mme Carter.

Bref, il y avait à Chicago un tremplin politique qu'il n'y avait pas ailleurs. Un tremplin d'où on peut se projeter jusqu'à Washington.