Je suis née du mauvais côté d'un mur. Quand j'étais petite, le monde se divisait en deux. Il y avait ceux qui pouvaient aller à l'Ouest. Et les autres, bien plus nombreux, qui ne le pouvaient pas.

Dans notre immeuble, à Varsovie, vivait un pilote d'avion qui survolait régulièrement le rideau de fer. Il rentrait chez lui les valises remplies de babioles qui faisaient rêver tous les enfants de ma cour. Des paquets de gomme Wrigley avec leur emballage de papier blanc. Des jeans. Ou encore des gougounes en caoutchouc que nous surnommions les japonaises.

«Donne-moi donc une gomme », criait parfois l'une des filles du pilote à sa soeur, restée dans la maison. Une main apparaissait alors à la fenêtre et lançait, mine de rien, l'objet de notre convoitise.

Nous avions le sentiment que les deux soeurs faisaient exprès pour exhiber leur richesse. Et cet étalage nous rendait tous un peu jaloux. Parfois, quand je mordais péniblement dans une gomme polonaise à un zloty, je m'imaginais que moi aussi, un jour, j'aurais des friandises made in USÀ à lancer par la fenêtre.

Le mur, nous ne le voyions jamais. Pour nous, les enfants, il se manifestait surtout par ces rêves inaccessibles. Et aussi par une carte mentale du monde à l'intérieur duquel nous pouvions circuler sans difficulté. La Roumanie, pour la mer Noire. La Hongrie, pour le lac Balaton.

Ceux, parmi nos amis, qui allaient de l'autre côté du mur avaient tendance à disparaître pour longtemps. Certains ne revenaient jamais. Leurs parents profitaient d'une autorisation de sortie exceptionnelle pour s'éclipser pour de bon. Notre mur n'était pas parfaitement hermétique. Mais pour ceux qui décidaient de s'installer ailleurs, le choix était lourd de conséquences. C'était un voyage sans retour.

Traverser le mur

Partir, rester. C'était l'inlassable débat que les adultes menaient avec leurs amis, toutes fenêtres fermées. Eux qui avaient lu, en cachette, 1984 de George Orwell n'imaginaient pas que l'empire soviétique s'écroulerait à peine cinq ans après cette année mythique...

Bien sûr, quand ils prenaient la décision de brûler les ponts, les adultes nourrissaient d'autres espoirs que celui de mâcher de la gomme Wrigley ou de porter des jeans Levis. Ils voulaient vivre dans un pays où ils auraient le droit de dire ce qu'ils pensent, toutes fenêtres ouvertes. Un pays qui leur permettrait de voyager à leur guise. Mais leur soif de liberté était aussi doublée d'aspirations matérielles : ils espéraient posséder un jour une télé, une auto, un lave-vaisselle et, qui sait, peut-être même une maison.

Plus encore, ils rêvaient du jour où ils ne seraient plus obligés de se battre au quotidien pour acheter un morceau de viande, une tomate ou une petite culotte à peu près convenable.

Comme il paraissait improbable qu'un tel jour puisse survenir dans un horizon rapproché de notre côté du mur, ma famille a finalement franchi la frontière un jour d'automne 1968. Nous avions le coeur serré. Derrière nous, il y avait des amis et des proches. Plusieurs pleuraient. Car le problème, avec les murs, c'est qu'on ne sait jamais quand on pourra les retraverser en sens inverse. L'histoire peut nous réserver des surprises, bien sûr. Un régime peut imploser, des barrières peuvent tomber. Mais au moment de franchir la barrière, chaque départ paraît sans retour.

La chute

Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989, des dizaines de milliers d'Allemands de l'Est ont fait tomber «mon» mur. À vrai dire, à l'époque, celui-ci était déjà pas mal ébréché. La Hongrie qui, comme d'autres pays du bloc communiste, frôlait alors la faillite économique, avait entrepris de démanteler sa frontière avec l'Autriche, ouvrant ainsi le passage vers l'Ouest. Moscou avait accueilli ce geste avec un haussement d'épaules. À partir de là, la chute du mur n'était plus qu'une question de mois.

J'étais alors jeune journaliste à La Presse, et c'est dans la salle de rédaction que j'ai suivi l'effondrement de cette barrière que j'avais longtemps cru immuable.

«Nuit d'allégresse à Berlin», titraient les journaux, avec des commentaires exaltés. Tel celui-ci, du socialiste français Michel Rocard : « Si le mur tombe, on ne fera plus la guerre...»

Deux jours après la chute du mur, j'ai eu l'occasion d'interviewer le leader syndical Lech Walesa, qui avait fait une visite éclair à Montréal. Prophétique, il a annoncé l'avènement prochain d'» une seule Europe ». Le leader bulgare Todor Jivkov venait tout juste de démissionner. Et à Moscou, Mikhaïl Gorbatchev ouvrait les vannes de son régime.

Le vent de l'Histoire soufflait fort. Et il semblait souffler dans une seule direction: celle qui abat les murs.

Une exception

Vingt ans plus tard, le rideau de fer, cette frontière qui a, pendant 28 ans, coupé le monde en deux, n'est plus qu'un souvenir. Selon les guides touristiques, il a cédé la place à un réseau de pistes cyclables qui court sur plus de 6000 km, du nord de la Finlande jusqu'à la mer Noire.

Depuis 20 ans, mes amis polonais ont pu acheter des télés, des autos et des maisons. Ils ont bâti des banlieues et des autoroutes qui ressemblent à celles de l'ancien «Ouest».

Aujourd'hui, ils peuvent voyager à leur guise, à la condition d'en avoir les moyens, bien sûr. Ils peuvent aussi dire tout haut ce qu'ils pensent, acheter des couches jetables, des oranges et des kiwis. Ils peuvent même s'offrir le luxe d'élire des politiciens médiocres, ce dont ils ne se privent pas.

Mais 20 ans après la chute de «mon» mur, d'autres barrières ont pris le relais. En s'effondrant, le mur de Berlin n'a pas créé d'effet domino. Au contraire, de plus en plus de murs balafrent la planète.

«Les murs n'ont jamais été aussi en demande depuis le Moyen Âge», a écrit récemment The Guardian.

«Nous observons aujourd'hui un durcissement des pratiques frontalières», opine le géographe français Michel Foucher.

Spécialiste des frontières, Michel Foucher était à Berlin le jour où le mur s'est effondré. Il se souvient encore avec émotion de cette nuit où il a commenté les événements pour la télévision française, en direct du célèbre Checkpoint Charlie. Depuis, Michel Foucher n'a cessé de suivre l'évolution des murs et des frontières. Pour constater que les événements de 1989 ont constitué non pas le début d'une vague, mais plutôt une exception.

En fait, hors de l'Union européenne, les barrières se sont multipliées à une vitesse phénoménale, surtout depuis le 11 septembre 2001 - date des attentats qui ont agi comme une sorte d'hormone de croissance sur les barrières internationales.

Certaines de ces barrières sont connues: c'est le cas du mur entre le Mexique et les États-Unis, ou celui de la barrière de séparation entre Israël et la Cisjordanie. D'autres le sont moins: le mur entre le Botswana et le Zimbabwe, le «mur de sable» dans le Sahara occidental, ou encore la barrière qui sépare l'Inde du Pakistan.

Selon Michel Foucher, il existe aujourd'hui 17 murs internationaux qui couvrent 7500km, soit 3% des frontières actuelles. Mais si tous les projets en cours sont menés à terme, la planète comptera 18000km de frontières fortifiées.

Et c'est sans compter les frontières intérieures, comme les murs qui séparent les quartiers chiites et sunnites à Bagdad. Ou ceux qui séparent les catholiques des protestants à Belfast, en Irlande du Nord. La ville de Padoue, en Italie, a construit un mur pour isoler un quartier d'immigrés africains. Rio de Janeiro envisage des projets semblables autour de certaines favelas...

Ne pas entrer

Au contraire de «mon» ancien mur, les nouvelles barrières n'empêchent pas les gens de sortir. Elles sont plutôt érigées pour bloquer les arrivées. Deux raisons justifient ces nouvelles clôtures: la sécurité (on se protège contre le terrorisme ou la criminalité) et la démographie (on se barricade contre l'afflux de populations pauvres venues du Sud).

Mais ces murs sont-ils efficaces? Les journalistes français Alexandra Novosseloff et Frank Neisse ont voyagé pendant près de trois ans pour documenter l'histoire de huit «murs». Ils ont réuni leurs reportages dans un livre intitulé Des murs entre les hommes.

De la Palestine à Chypre en passant par le Sahara et le Cachemire, ils ont pu constater comment les barbelés affectent la vie des gens. Sans toujours atteindre leurs objectifs pour autant. «Quand ils veulent bloquer des passages, ils ne font que détourner les routes de l'immigration», constate Alexandra Novosseloff.

C'est ce qui s'est passé à Ceuta et Melilla, les deux enclaves espagnoles au Maroc, où des barbelés empêchent les immigrants africains de poser le pied en Europe. Maintenant, ils passent par les îles Canaries. Le chemin est beaucoup plus périlleux pour eux. Mais le besoin de partir est plus fort que la peur.

Constat d'échec

Paradoxalement, la multiplication des murs est un peu l'effet pervers de la mondialisation. Depuis que l'Union européenne a aboli ses barrières intérieures, elle calfeutre ses frontières extérieures. Les barrières tombent, mais pas pour tous...

«Le mur est le constat d'échec d'un rêve d'égalité et de développement», dit encore Michel Foucher. Autrement dit: plus il y a d'inégalités, plus il y a de gens qui veulent aller chercher leur chance ailleurs. Et plus l'«ailleurs» voudra se barricader.

Comme c'était le cas pour les familles qui décidaient, à l'époque, de traverser le rideau de fer, les gens émigrent parce qu'ils ont perdu espoir de voir les conditions de vie s'améliorer dans leur pays. Et parce qu'ils ont le sentiment de ne pas avoir d'autre possibilité que ce geste douloureux : partir sans billet de retour.

Au bout du compte, résume Michel Foucher, «on aura beau construire des murs de 50 pieds de haut, il se trouvera bien quelqu'un pour inventer une échelle de 51 pieds...»

Photo AP

En octobre 2001, un policier de Berlin Ouest se tient devant le mur qui séparera le monde en deux pendant les 28 années suivantes.