Trois semaines de suspension du travail et confiscation de son passeport pour quatre mois. Voilà le châtiment que s'est vu imposer la journaliste Hajer Ajroudi quand, l'an dernier, un tout petit article qui a déplu au président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali a paru dans le journal pour lequel elle travaille.

«C'était un résumé de blogue. Ça parlait d'une revue que lançait le journaliste français Nicolas Beau. Ça ne parlait pas du président. Ça ne critiquait personne. Et je ne l'avais pas choisi», raconte aujourd'hui la jeune reporter du quotidien Le Temps.

Quel était le problème? Nicolas Beau est l'auteur de La régente de Carthage, main basse sur la Tunisie, un livre coup-de-poing sur la femme de Ben Ali, Leïla Trabelsi. La seule mention du nom du journaliste était un crime de lèse-majesté sous le régime du président autoritaire. Il a fallu que la police secrète enquête pour que Hajer Ajroudi retrouve son poste, quelque peu ébranlée.

Un journal libre

Imaginez maintenant comment s'est sentie cette journaliste lorsque, vendredi dernier, son rédacteur en chef lui a demandé d'assister à la grande manifestation de Tunis au cours de laquelle des dizaines de milliers de personnes criaient à l'unisson: «Ben Ali, dégage!» Quelques heures plus tard, le dictateur a quitté le pays après 23 ans de règne sans partage, et Hajer Ajroudi et ses collègues se sont mis au travail. Pour la première fois de sa courte vie de journaliste, elle allait pouvoir écrire ce qu'elle voulait, sans craindre que son article soit modifié, tronqué ou carrément mis aux poubelles. «Notre premier journal libre a paru le lendemain», dit-elle fièrement aujourd'hui, attablée dans un café de la capitale tunisienne devant une boisson à la banane et aux dattes.

Depuis une semaine, des centaines de journalistes font l'expérience de la liberté de la presse en Tunisie. Les limites qu'ils ne devaient pas dépasser ont soudain disparu. Alors qu'hier, les animateurs de télévision devaient louer les exploits de Ben Ali, ils peuvent aujourd'hui critiquer l'ex-président et sa famille.

Hier matin, même Sakher El Materi, propriétaire du Temps et gendre de Ben Ali, n'a pas été épargné. À la une de son propre journal, on annonce qu'une enquête judiciaire a été ouverte sur ses acquisitions présumées illégales de biens mobiliers et immobiliers. Une petite révolution.

Rétablir le métier

Hajer Ajroudi et sa collègue Nadya B'chir croient cependant que la route sera longue jusqu'à ce que leur métier soit remis sur pied en Tunisie. Les journalistes devront d'abord combattre l'autocensure qu'ils pratiquent depuis des années. Et une chasse aux sorcières n'est pas écartée. «Que va-t-on faire avec tous les journalistes qui étaient proches du régime Ben Ali? Peut-on leur faire confiance? Moi, je pense qu'ils doivent laisser leur place à d'autres», estime Mme B'Chir.

Hier, dans les kiosques à journaux de Tunis, l'impact de la «révolution du jasmin» sautait aux yeux. Des publications bannies du pays, dont les journaux français Le Monde et Le Canard enchaîné, étaient de retour sur les présentoirs. Les journaux tunisiens les plus inféodés au régime de l'ex-dictateur étaient pour leur part méconnaissables.

«C'est une bonne journée pour moi, c'est une bonne journée pour la Tunisie», s'est exclamé un vendeur de journaux en nous donnant une poignée de bonbons pour accompagner nos achats de magazines. Le client qui nous avait précédée - un jeune homme de 21 ans - venait d'acheter le premier journal de sa vie.