Incrédule. Amine écoute, sans y croire, les dernières nouvelles. Le président Ben Ali quitte le pays. Amine soupire, fébrile et ému. «Je n'ai jamais connu un autre président. Même ici, à 7000 kilomètres de la Tunisie, on avait peur de lui», dit le jeune homme de 25 ans.

Dans les locaux du magazine Alternatives, les Tunisiens de Montréal ont suivi, hier après-midi, les événements historiques de l'après-midi. Le pouvoir décapité; le président et sa famille en fuite; la fuite ratée de Ben Ali vers la France: au compte-gouttes, les nouvelles, glanées sur Radio-Canada ou par Skype, déclenchent des cris d'euphorie.

«On est libres! On est libres!» s'exclame-t-on. Amine voit son avenir changer du tout au tout en quelques minutes. «Je ne pensais jamais que je pourrais lancer un projet en Tunisie. Maintenant, je vois un avenir. Je peux faire ce que je veux. Je n'aurais jamais pensé voir venir ce jour», dit-il, presque abasourdi.

De Tunisie, les nouvelles ne sont pourtant pas toutes bonnes. Au téléphone, un artiste décrit une scène de pillage qui se passe dans sa rue. «C'est l'anarchie totale. Ce qui se passe là, c'est du jamais vu», dit-il. Avenue des Pins à Montréal, l'écoute est sérieuse. On s'interroge et on doute: la Tunisie sans armée? Sans police?

«C'est extraordinaire. Il faut comprendre que la dictature tunisienne est aussi cruelle que la dictature de Pinochet. Ce qui s'est passé est un miracle, mais le régime n'est pas tombé. Ils ont fait un coup d'État entre eux et laissent les gens casser les vitrines pour qu'ils se disent qu'au moins, du temps de Ben Ali, ils avaient la sécurité», analyse Rami, 26 ans, finissant en maîtrise à HEC Montréal.

La nomination du premier ministre tunisien Mohammed Gannouchi à la présidence par intérim suscite elle aussi un certain scepticisme. «À mon avis, c'est une mascarade. On ne peut pas couper la tête de l'État et laisser le même parti au pouvoir», poursuit le jeune homme. «Tout bouge très vite et on ne sait pas où ça va aller», dit Madiha, doctorante à Montréal.

Autour de Rami, les discussions s'échauffent. Ces jeunes Tunisiens dans la vingtaine décrivent comment leurs compatriotes ont enfin pu accéder à YouTube, il y a deux jours seulement. Comment la peur d'être dénoncé a insidieusement muselé la population, jusque sur l'internet. Comment, enfin, l'immolation d'un jeune diplômé, marchand de rue à Sidi Bouzid, a renversé un président inamovible depuis 23 ans.

«C'était vraiment une révolution facebookienne. Les gens filmaient de partout et mettaient ça en ligne. L'information a circulé. Sans l'internet, ça aurait été isolé, on n'aurait jamais vu ça», croit Imen, 22 ans, une Québécoise d'origine tunisienne. «Mais non! C'est une révolution du peuple, pas d'intellectuels qui partagent des vidéos depuis leur salon à Londres ou Montréal», s'oppose Rami. La discussion s'emballe, les arguments volent dans un brouhaha plus joyeux qu'agressif. Imen marque une pause et constate.

«Ce qui est extraordinaire, c'est qu'on en discute On n'est pas tous d'accord, mais on se parle. Avant, c'était impossible. Même les murs avaient des oreilles.»