Que ce soit par leurs prêches ou par les armes, dans les mosquées, dans les écoles ou au front, les salafistes, ces musulmans extrémistes qui prônent un retour à des pratiques datant de l'époque de Mahomet, sont en train de tourner les printemps arabes en leur faveur. Dans ce deuxième volet de notre série, la journaliste Agnès Gruda explique l'influence qu'ils exercent en Libye.

« La prochaine fois que vous viendrez à Benghazi, vous ne pourrez plus vous déplacer seule. Vous êtes une femme. Vous devrez être accompagnée. »

Mohamed Faisal Benjumah me lance cet avertissement en prenant bien soin de ne pas me regarder, le regard rivé sur mon traducteur.

Chauffeur de taxi dans la vie civile, l'homme porte un uniforme de camouflage vert et une longue barbe striée de blanc. Derrière lui, le drapeau noir des djihadistes utilisé par la milice islamiste Ansar al-Sharia nous rappelle qu'Allah est le seul Dieu et que Mahomet est son prophète.

Mohamed Faisal Benjumah est le commandant du poste de contrôle à l'entrée occidentale de Benghazi, la ville qui a vu naître le mouvement de protestation contre Mouammar Kadhafi, en février 2011.

Deux ans plus tard, la ferveur révolutionnaire qui a animé Benghazi pendant les huit mois du soulèvement n'est plus qu'un souvenir. Des affiches publicitaires pendouillent tristement au-dessus de trottoirs jonchés de déchets. Dans les rues, la moitié des autos n'ont pas de plaques d'immatriculation. Pas grave, puisqu'on n'y voit pas l'ombre d'un policier.

La sécurité de Benghazi est assurée par d'anciennes brigades rebelles, regroupées sous le parapluie du « bouclier de la Libye », relevant du chef de l'état-major. Mais en réalité, dans le « Far East » libyen, ces hommes font ce qu'ils veulent.

Refusant de se placer sous l'autorité, même factice, du gouvernement, certains rebelles ont fait sécession pour créer Ansar al-Sharia, une milice islamiste qui cherche à soumettre Benghazi à la loi de Dieu.

Les membres du groupe sont des salafistes. Quand ils n'arborent pas leur uniforme militaire, ils portent une tunique à mi-mollet, une longue barbe et prônent la version la plus radicale de l'islam.

Accusée d'avoir orchestré l'attaque qui a coûté la vie à l'ambassadeur américain Chris Stevenson, en septembre 2012, Ansar al-Sharia a été chassée de Benghazi, en même temps que les autres milices, par une population en colère. Cantonnée à ce point de contrôle aux confins de la ville, la brigade radicale n'en étend pas moins, progressivement, son influence sur la deuxième ville libyenne.

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Une dizaine d'hommes armés de kalachnikovs vont et viennent autour de la maison basse qui abrite le poste de contrôle d'Ansar al-Sharia. À côté de la porte, un canon antiaérien pointe vers le ciel depuis la benne d'un pick-up. Amadoué par Mustafa, mon interprète, qui lui a récité des versets du Coran, Mohamed Faisal Benjumah nous invite à passer dans son bureau.

À quoi ressemblera la vie dans une Benghazi soumise à la loi d'Allah ? « Les hommes et les femmes seront séparés, les tueurs seront exécutés, et les voleurs se feront amputer la main », résume-t-il.

Selon lui, la milice d'Ansar al-Sharia à Benghazi compte 200 membres permanents, et quelques centaines de militants à temps partiel. Qui ont entrepris, ce printemps, de réformer les moeurs à Benghazi.

Quelques jours avant mon arrivée, un commando d'Ansar al-Sharia a fait irruption dans un lycée privé de Benghazi, pour saisir un livre de sciences contenant des images jugées sexuellement explicites. « Ils donnent des cours d'éducation sexuelle ! » tonne Mohamed, qui a participé à l'opération.

Plus significatif, Ansar al-Sharia a entrepris d'instaurer sa vision de l'islam sur le campus de l'Université de Benghazi. Au début du mois d'avril, la politicologue Abir Imneina assistait à une réunion de sa faculté quand un barbu en tunique est entré dans la pièce, tendant une feuille au doyen.

Sur la feuille, sa liste d'exigences : séparer les sexes, interrompre les cours pendant les heures de prière, aménager des salles de prêche.

En réalité, l'université a déjà commencé à céder aux demandes des salafistes. Certaines facultés donnent des cours pour femmes seulement, le matin, sous prétexte de sécurité. Ça rassure les parents.

Abir Imneina craint l'escalade de ce genre de demandes. D'autant plus que dans l'instabilité actuelle, « la société est prête pour ce changement. »

Surtout qu'Ansar al-Sharia a un argument de poids dans son sac : les services de sécurité qu'elle offre en échange de quelques « accommodements ».

« Ils nous demandent de surveiller le campus, nous leur donnons nos conditions », explique Mohamed Faisal Benjumah.

Ansar al-Shariah joue sur tous les tableaux : pressions, sécurité, oeuvres de charité. « Tantôt, ils organisent des dons de sang. Tantôt, ils attaquent une école », résume un journaliste local.

Abir Imneina est inquiète : «J'ai peur que le jour où nous voudrons résister, il ne soit trop tard. »

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Mais les salafistes libyens n'agissent pas que par la persuasion. Parfois, ils recourent à la méthode forte.

Un bâtiment éventré surplombe la plage de Tajoura, à une quinzaine de kilomètres de Tripoli. Ce sont les ruines de la mosquée Sidi al-Andaloussi, un bâtiment vieux de 500 ans, qui abritait la tombe d'un prêcheur sufi, branche modérée de l'islam sunnite. Et qui a été ravagée par une explosion, le 28 mars.

Les salafistes reprochent à ces mausolées d'encourager l'idolâtrie.

En août, des bulldozers se sont affairés pendant deux jours à démolir la grande mosquée al-Chaab al-Dahmani, devant l'hôtel Radisson, lieu de rencontre populaire à Tripoli. Personne n'est intervenu pour les arrêter.

« C'est un désastre », s'exclame Mohamed Ali, professeur d'anglais à la retraite rencontré devant les ruines de la mosquée al-Andaloussi.

« Ceux qui ont fait ça sont des extrémistes minoritaires, ils disent qu'ils sont des salafistes, ils croient qu'ils sont les seuls à être musulmans ! »

« La destruction des mosquées est un acte barbare », approuve Kamal Issa, imam sufi qui tient une école coranique dans la vieille ville de Tripoli.

Il rappelle que « le premier ennemi de l'islam était Kadhafi », qui a aboli l'enseignement religieux à l'école. « Cela a créé un vide, où les salafistes ont trouvé un terrain fécond. »

Peu à peu, des imams modérés ont été écartés des mosquées, au profit des salafistes. Un changement de garde accéléré par la pression des armes.

« Cette barbarie contribue à créer un état de frayeur, dans un climat d'impunité », dit Kamal Issa.

Car 18 mois après la chute de Kadhafi, le système judiciaire libyen est en lambeaux. Personne n'a été inculpé pour ces actes destructeurs.

Kamal Issa reste optimiste. Comme beaucoup de Libyens, il est convaincu que les salafistes ne représentent qu'une frange minoritaire condamnée à l'échec : « Ils ne réussiront pas à changer la Libye. »

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LES PRINCIPAUX ACTEURS

Population >Pays d'Afrique du Nord, situé entre la Tunisie et l'Égypte, la Libye compte 6 millions d'habitants, dont 97 % sont des musulmans sunnites.

Salafistes > Les salafistes libyens sont regroupés au sein du mouvement Ansar al-Sharia, présent surtout dans l'est de la Libye, y compris dans la deuxième ville du pays, Benghazi.

Mais les frontières ne sont pas coupées au couteau et d'anciennes brigades rebelles, officiellement intégrées au sein de l'État, comptent quelques salafistes dans leurs rangs.

D'autres salafistes se sont officiellement adoucis et convertis à la démocratie. C'est le cas de l'ancien commandant rebelle Abdelhakim Belhaj, qui a suivi un entraînement en Afghanistan. Aujourd'hui, il dirige le parti al-Watan, qui a subi une cuisante défaite aux élections de juillet 2012. Abdelhakim Belhaj se présente en veston, avec une courte barbe, et jure qu'il ne compte pas imposer le voile et qu'il ne souscrit pas à l'idéologie d'Al-Qaïda.

Gouvernement > Le gouvernement libyen, ou le Conseil national général (CNG), est dirigé par l'ancien militant des droits de l'homme Ali Zeidan, depuis novembre 2012. Le président du CNG, Mohammed Youssef el-Megaryef, assume les fonctions de chef de l'État. Mais ce gouvernement est paralysé par de nombreux obstacles, dont la résistance d'anciennes brigades rebelles, censées assurer la sécurité du pays - mais qui, souvent, agissent contre la volonté de Tripoli.

Parlement > Le Parlement libyen compte 200 membres, dont 39 sont affiliés au parti dit libéral de l'Alliance des forces nationales, et 17 au parti Justice et Construction (Frères musulmans.) Dans les faits, plusieurs des 120 députés indépendants sont proches des Frères musulmans. Tandis que les libéraux libyens ne sont pas si libéraux que ça...