« Je me suis mariée en 2004 et je suis tombée enceinte l'année suivante. Quand mon mari et sa mère ont su que j'attendais des jumeaux, ils ont voulu me faire subir une échographie. Ils ne voulaient pas deux filles. Si c'était le cas, je devais me faire avorter. J'ai résisté. Je n'étais pas d'accord.

Ils m'ont piégée. Un soir, ils m'ont donné un gâteau à base d'oeufs, en sachant que j'étais allergique. J'ai fait une grosse réaction. Le lendemain matin, ils m'ont amenée dans un hôpital différent de celui que je fréquentais d'ordinaire. Le médecin m'a dit qu'il devait faire une échographie de mes reins. En réalité, il en a fait une des foetus. Puis, il a annoncé à ma belle-famille que j'attendais des filles.

Dès ma sortie de l'hôpital, mon mari et sa mère ont commencé à faire pression sur moi pour que je me fasse avorter. Ils ne me donnaient qu'une petite sucrerie pour souper. J'étais littéralement affamée. Habituellement, les femmes gagnent du poids pendant la grossesse. J'en perdais. Ils me faisaient nettoyer les planchers dans l'espoir que cela provoque une fausse couche. Ils refusaient de me parler pendant des heures. Toutes nos conversations se résumaient à des cris et des insultes.

Comme j'étais la seule bru de la maison, ils me disaient que si je ne leur donnais pas un fils, personne ne pourrait transmettre le nom de leur famille à la génération suivante. Ils se plaignaient aussi de la dot qu'ils auraient à payer au mariage de mes filles. J'ai enduré cela pendant un mois, puis je suis retournée chez mes parents. C'est toujours là que j'habite, avec mes deux filles. »

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« En Inde, un garçon est considéré comme un investissement.  Une fille est un fardeau. Elle ne pourra pas soutenir ses parents durant leurs vieux jours ; une fois mariée, elle ne leur appartient plus. Elle appartient à son mari et à ses beaux-parents. C'est ce qui fait en sorte que l'on préfère les garçons. Plus les gens sont riches et éduqués, plus le déséquilibre entre les sexes est grand. Les pauvres n'ont pas accès aux cliniques d'échographie. Ils vont donner naissance à des filles jusqu'à ce qu'ils aient des garçons. Ils vont les négliger, ne leur donneront pas d'éducation, les nourriront en dernier. Mais ils ne les tueront pas avant la naissance. Ceux qui peuvent se le permettre ont de l'argent pour échapper à la justice s'ils se font coincer.

Ce "gynécide" est une catastrophe. Nous sommes dans un mode d'autodestruction. Aucun peuple ne peut survivre avec un seul sexe. Pour qu'une civilisation se perpétue, il lui faut des hommes et des femmes.

Ce n'est pas seulement en Inde que cela se passe. Cela existe aussi en Chine, ailleurs en Asie et même dans des pays occidentaux, où un déséquilibre entre les sexes au sein de communautés asiatiques a été démontré. C'est une maladie qui s'étend. »

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« J'ai fait des plaintes, mais je n'ai pas eu d'aide. On m'a dit de me réconcilier avec mon mari, de lui donner le fils qu'il désire. Partout où je vais, c'est moi qui suis traitée comme une criminelle. On me dit que je suis une mauvaise épouse puisque j'ose traîner mon mari devant les tribunaux alors que c'est moi qui ai tort. Les gens ont de la sympathie pour lui, et non le contraire. Si j'ai pu me battre, c'est parce que mes parents nous ont ouvert leur porte, à moi et à mes filles. C'est la seule raison. Ils se sont moqués des qu'en-dira-t-on. Mais pensez à une femme qui vit chez ses beaux-parents, sans autre façon de subvenir à ses besoins, sans soutien de la société ou de la justice. Elle n'a pas le choix de donner un garçon à sa belle-famille si cette dernière l'exige.

Cela fait cinq ans que je me bats, et ce n'est pas terminé. Mais le combat qui avait commencé comme une bataille pour sauver mes filles est devenu une guerre contre le système. Pour que mes filles grandissent dans un monde meilleur, où elles ne seront pas harcelées pour avoir donné naissance à des filles. »

- Propos recueillis par Isabelle Hachey