Ça devait être un simple examen de routine pour s'assurer que la grossesse se déroulait bien. C'est ce que son mari et sa belle-mère lui avaient expliqué, ce matin-là, quand ils ont quitté leur village pour se rendre dans une clinique d'Amritsar, une ville du nord de l'Inde. Alors, quand le médecin a procédé à l'échographie, Satnam Kaur n'avait aucune raison de s'inquiéter.

Ce test allait pourtant faire basculer sa vie. Une fois l'examen terminé, le médecin s'est levé et est sorti sans rien dire. Satnam Kaur n'a pas compris tout de suite ce qui se passait.

Dans la salle d'attente, le docteur a informé son mari et sa belle-mère du résultat de l'échographie. La jeune femme attendait une fille. Pour la belle-famille, qui avait payé pour cet examen illégal, c'était loin d'être une bonne nouvelle.

« De retour à la maison, ils m'ont battue. Pendant des jours, ils m'ont harcelée. Ils voulaient me forcer à subir un avortement parce qu'ils n'avaient pas besoin d'une fille. »

Satnam Kaur s'est réfugiée chez ses parents, dans le village de Jagdev Kalan, près d'Amritsar. Elle y habite toujours. Abandonnée par son mari, sans le sou, elle arrive à peine à survivre, raconte-t-elle avec dépit pendant que Lakshmi, aujourd'hui âgée de 2 ans, s'accroche à un pan de son sari doré.

Satnam Kaur a gagné une fille, mais a perdu tout le reste. « Comment aurais-je pu la tuer ? Je n'aurais jamais pu me le pardonner. Alors, je ne l'ai pas fait. »

« Les filles ne font que naître »

La maison ne compte qu'une pièce sombre, meublée d'un lit sans matelas. Urmila Devi parle d'une voix douce, presque inaudible dans l'étourdissante rumeur de la rue, alertée par la présence de journalistes étrangers chez elle.

La voix est douce, mais l'histoire que raconte la jeune femme est dure. Très dure. Des curieux se sont postés jusque sur les toits dans l'espoir d'entendre des bribes de l'entrevue. Angoori, la belle-mère d'Urmila, s'est brusquement frayé un chemin à l'intérieur. Elle ne veut pas manquer un mot de ce que raconte sa bru.

C'est elle qui a forcé Urmila à subir une échographie quand elle est tombée enceinte pour la deuxième fois. Quand elle a appris que sa bru portait des jumelles, c'est encore elle qui lui a ordonné de se faire avorter.

« J'ai déjà une petite fille, explique Urmila. J'en aurais eu trois, et nous sommes pauvres. Nous devions le faire. Ma fille a besoin d'un frère. »

Sa belle-mère intervient sèchement : « Les garçons sont indispensables. Ils sont attendus. Les filles ne font que naître. Dieu ne fait que les jeter sur notre chemin, mais tout le monde veut des garçons ! »

Nous sommes dans un petit village du district de Baghpat, dans l'Uttar Pradesh, à deux heures de route de la capitale, New Delhi. Le jour de notre visite, début mars, le journal local publiait des statistiques toutes fraîches ; depuis un an, on avait recensé la naissance de 12 267 garçons, contre 8019 filles.

Dans ce seul district, plus de 4000 fillettes manquent à l'appel. La conclusion est brutale : le tiers des femmes enceintes d'une fille ont choisi de subir un avortement.

Dans bien des familles indiennes, les fils sont considérés comme un investissement, alors que les filles constituent plutôt une dépense. Une fois élevées, elles se marieront et quitteront la maison pour s'occuper de leur belle-famille.

Surtout, une fille impose à ses parents le fardeau de la dot, ce généreux cadeau versé à la belle-famille le jour du mariage. La pratique est illégale, mais ancrée dans les traditions.

« Selon le dicton, si votre buffle meurt, c'est un désastre économique. Mais si votre femme meurt, vous aurez droit à une deuxième dot en vous remariant. Ici, les femmes n'ont aucune valeur », se désole Sabu George, un militant de New Delhi qui nous sert de guide dans les villages du district.

«  Cela fait plus d'une génération qu'on élimine les filles dans cette région, dit-il. Aujourd'hui, les conséquences en sont visibles. Dans les villages, il y a beaucoup d'hommes célibataires. »

Des hommes comme Shir Kumar Yadav. Pendant dix ans, il a cherché une fille à marier. À 30 ans, il est sur le point de jeter l'éponge. « Je n'ai plus espoir de trouver qui que ce soit. »

Il songe à acheter une femme d'un autre État. Dans son village, il connaît deux hommes qui l'ont fait. Dans les régions du centre et du nord de l'Inde, où le déséquilibre entre les sexes est le plus marqué, des milliers d'hommes sont prêts à payer 100 000 roupies (2000 $) pour « importer » une fille des États les plus pauvres.

« Il n'y a aucun doute que le phénomène exacerbe le trafic de femmes en Inde. Certaines vivent dans des conditions inhumaines. Après avoir fait des enfants, elles sont revendues à d'autres hommes, raconte M. George. Des femmes achetées m'ont dit que si elles ne voulaient pas de filles, c'est pour ne pas qu'elles aient à vivre le même enfer. »

Un génocide organisé

Le Dr Puneet Bedi était encore étudiant en médecine quand il a passé sa première nuit en salle d'accouchement. Il a eu un choc. « J'espérais accoucher des bébés normaux, mais j'ai surtout vu des avortements, à six ou sept mois de grossesse. On nous avait enseigné que ces avortements tardifs avaient lieu seulement en cas de malformations sérieuses, mais tous ces foetus avaient l'air parfaitement normaux. Une infirmière m'a expliqué la raison avec désinvolture : c'étaient des filles. »

C'était il y a 30 ans. L'obstétricien n'a jamais décoléré. Il a fait des recherches et a découvert que dans les années 70, l'avortement sélectif était présenté par des ONG occidentales comme un remède miracle pour freiner le boum démographique en Inde.

« Ce qui se passe n'est pas simplement l'oeuvre de femmes indiennes trop stupides pour comprendre l'importance des filles. C'est un génocide organisé. Cela a commencé par un programme gouvernemental, soutenu par des ONG et des agences de financement. À l'époque, on nous disait qu'on était trop nombreux pour notre propre bien, qu'il fallait à tout prix contrôler la population. »

Le Dr Bedi brandit une étude de l'Institut indien des sciences médicales. Publiée en 1974, elle avait conclu que les tests visant à déterminer le sexe du foetus étaient ce qui pouvait arriver de mieux aux Indiennes, puisqu'elles n'auraient plus à accoucher d'innombrables filles avant d'avoir le garçon tant attendu.

« Des centaines de professionnels ont été formés pour faire la promotion de l'avortement sélectif. Par le temps que la pratique ne devienne illégale, ces praticiens avaient découvert la mine d'or. Ils ont mis sur pied leurs propres cliniques, où ils offrent des package deals : d'abord une échographie puis, si le foetus est féminin, un avortement. C'est un business à profits élevés et à risques faibles, puisqu'à peu près personne ne se fait jamais arrêter. »

Un crime profitable

À Amritsar, le témoignage de Satnam Kaur a mené à la fermeture de la clinique Sigma. Le médecin qui a procédé à l'échographie attend son procès ; il risque cinq ans de prison.

Ce type d'arrestation est rare. La seule ville d'Amritsar compte 118 cliniques d'échographie. Et le Dr Ranjit Singh Buttar, responsable de l'application de la loi interdisant l'avortement sélectif, ne réussit qu'à en fermer quatre ou cinq par an. « Les médecins et les patients marchent main dans la main », dit-il.

« Personne ne dira en public que c'est une bonne chose, dit le Dr Bedi. Mais les planificateurs sont satisfaits que la population soit contrôlée, la profession médicale fait des profits, les familles elles-mêmes sont ravies de n'avoir que des garçons. »

Et les rares femmes qui osent se rebeller se heurtent à un mur de reproches. Comme Satnam Kaur. « Tout le monde me dit que j'aurais dû me faire avorter pour sauver mon mariage. Mais cela aurait été une erreur. Les femmes devraient refuser de plier à la pression. Et admettre qu'après tout, elles aussi ont été des petites filles. »