Rajendra Kale ne s'en cache pas: il a l'âme d'un provocateur. À lui seul, ce médecin d'Ottawa a lancé le débat sur une pratique souterraine, la sexo-sélection au Canada. Ses révélations ont ouvert un nouveau chapitre du débat sur l'avortement, qui a fini par se muer en débat... sur la démocratie parlementaire aux Communes! Pas mal, comme effet boule de neige. Mais aussi provocateur soit-il, ce n'était pas ce que l'ancien rédacteur en chef du Journal de l'Association médicale canadienne avait prévu. Pas du tout.

Le Dr Kale a grandi à Bombay. Il connaît trop bien les ravages de la sélection prénatale en fonction du sexe en Inde. Mais quand des statistiques l'ont convaincu que des avortements sélectifs se pratiquaient aussi au Canada - souvent au sein de sa communauté d'origine -, il a été bouleversé.

«Je me suis demandé pourquoi ces immigrants, qui sont plus riches, qui ont accès à une meilleure éducation et de meilleurs services, continuaient malgré tout à avorter leurs bébés filles au Canada.»

Dans un éditorial coup-de-poing publié en janvier 2012, il a dénoncé cette pratique, dont la plupart des Canadiens n'avaient jamais entendu parler. À ses yeux, il fallait en parler, peu importe les critiques - et les conséquences.

Le médecin se basait sur une étude révélant un ratio entre les sexes qui n'a rien de naturel chez les enfants de familles canadiennes originaires de certains pays d'Asie. «Les données sont solides, insiste-t-il. Clairement, le problème existe, et je suis surpris que si peu ait été fait pour le régler.»

L'improbable féministe

Mark Warawa a bien tenté quelque chose. En mars, ce député conservateur d'arrière-ban a voulu déposer une motion aux Communes pour dénoncer la sexo-sélection. Mais il a été muselé par Stephen Harper, qui a promis de ne pas rouvrir le débat sur l'avortement au Canada.

L'affaire a déclenché une fronde sans précédent contre l'intransigeance du premier ministre dans les rangs conservateurs.

«Ma motion devait condamner la discrimination envers les filles par la sexo-sélection, dit M. Warawa. Cela aurait dû passer unanimement aux Communes! Les Nations unies ont appelé tous les pays à le faire. Nous savons maintenant que la discrimination envers les femmes commence avant même la naissance.»

Sa motion enterrée, M. Warawa assure qu'il a reçu le feu vert de son parti pour poursuivre son combat contre la sexo-sélection. Issu de l'aile droite du parti, le député continue de se présenter en improbable porte-étendard de la lutte pour les droits des femmes aux Communes. Trop improbable, disent les sceptiques.

«Je ne veux pas questionner la sincérité de M. Warawa, dit Alexa Conradi, présidente de la Fédération des femmes du Québec. Par contre, son initiative s'inscrit dans un ensemble de tactiques utilisées par des gens contre l'avortement pour revenir sur la situation actuelle au Canada. Ils veulent rouvrir le débat et ils trouvent tous les chemins possibles pour le faire.»

La sexo-sélection est l'un de ces chemins, emprunté avec enthousiasme par des militants pro-vie et des groupes évangélistes canadiens et américains dans le but d'embarrasser les tenants du libre choix en toutes circonstances.

Un malaise évident

«Pour les féministes, la sexo-sélection pose un vrai paradoxe, constate Cécile Rousseau, pédopsychiatre au CSSS de la Montagne. D'un côté, il faut défendre à tout prix le droit à l'avortement, gagné après plusieurs batailles et encore sous attaque. D'un autre côté, il est impossible pour une féministe de défendre la sexo-sélection, c'est-à-dire l'élimination des foetus féminins, sous prétexte qu'ils feraient de moins bons êtres humains.»

Le malaise est palpable. Rares sont les féministes au Québec qui osent dénoncer la pratique sans détour. «Réfléchir à l'avortement sexo-sélectif en ce moment même, ainsi qu'à toutes mesures d'interdiction, sert surtout à la droite canadienne et ne sert pas beaucoup les femmes», dit Mme Conradi.

Refuser le débat est pourtant une erreur, rétorque le Dr Kale. «La recherche médicale, avec ses nouvelles découvertes, représente un défi constant pour les éthiciens et les décideurs politiques. Vous ne pouvez pas dire: «Nous avons pris une décision à ce sujet il y a 20 ans et nous n'y reviendrons pas.» Vous devez répondre aux nouvelles informations. Dans ce cas-ci, c'est que nous sommes désormais conscients que ce problème existe au Canada.»

Le Dr Kale regrette la tournure du débat. On l'accuse d'être complice d'une droite sexiste, voire xénophobe. Les positions sont si campées que les Canadiens risquent de perdre de vue l'enjeu principal de l'avortement sélectif, craint-il.

«Les Nations unies, l'OMS et l'UNICEF ont condamné fermement la sexo-sélection. Les États membres de l'ONU se sont engagés à éliminer ce genre de discrimination. Le Canada est en décalage complet de l'opinion mondiale. Je ne suis pas sûr qu'il réalise cela.»

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Légiférer ou pas?

Pour empêcher les avortements sélectifs, la profession médicale devrait attendre la 30e semaine de grossesse avant de dévoiler le sexe du foetus aux futurs parents. C'est la solution - controversée - du Dr Rajendra Kale, ancien rédacteur en chef du Journal de l'Association médicale canadienne. «Le report du dévoilement de ce renseignement est un faible prix à payer pour sauver des milliers de filles au Canada», a-t-il écrit l'an dernier en éditorial. «Le sexe du foetus n'est pas une information médicalement pertinente, plaide-t-il en entrevue. À 30 semaines, on ne peut plus avorter, mais on a encore le temps de se préparer à l'arrivée du bébé, de peindre la chambre en rose ou en bleu.» Il s'agit d'une «solution rétrograde qui rate complètement la cible», tranche le Dr Charles Bernard, président du Collège des médecins du Québec. «Ça n'a pas de sens d'empêcher les femmes de savoir le sexe de leur enfant. On est au Québec, on n'est pas en Inde ou en Chine!» Le Dr Bernard rappelle que les femmes se sont battues longtemps pour obtenir l'information sur leur propre corps. Ce serait un recul de compter sur le «paternalisme médical» pour éviter que le patient fasse des choix contestables.