Les registres des morts du séisme sont empilés sur le bureau de Paul Dalencourt, directeur adjoint des Archives nationales. Les livres aux reliures dorées sortent à peine de l'imprimerie. Toutes les pages sont vierges.

Un an jour pour jour après le séisme, l'État haïtien vient tout juste de demander l'aide de son peuple pour compter ses disparus. Le gouvernement a avancé le chiffre de 300 000 morts, mais la réalité, c'est que personne ne sait exactement combien il y en a.

Peu de gens avaient les moyens de faire délivrer un certificat de décès, une démarche qui demande temps et argent. Ils avaient souvent beaucoup d'autres problèmes plus urgents à régler. «On doit consolider nos chiffres et permettre à tous ceux qui n'ont pas déclaré leurs morts de le faire. Et nous savons qu'il y en a beaucoup», explique la ministre de la Culture et des Communications, Marie-Laurence Lassègue.

Les registres, qui ont des allures d'albums-souvenirs, seront envoyés au cours des prochains jours aux mairies des 14 communes les plus touchées du pays. Les citoyens doivent s'y rendre pour les signer. En théorie, le ministère de la Justice, responsable de l'État civil, est chargé de tenir un registre à jour. En pratique, ce ministère a été trop affaibli. Le bureau de l'État civil aux Cayes, au sud-ouest de Port-au-Prince, a même été incendié lors des récentes manifestations suivant le premier tour de l'élection présidentielle. Les certificats de décès qui y étaient archivés sont partis en fumée, raconte M. Dalencourt.

Le directeur adjoint des archives avance également un début d'explication culturelle: «En Haïti, les gens ont l'habitude de déclarer les naissances, mais pas les morts. Certains enterrent les morts dans leur propre cour, puis la vie continue.»

Carole Saint-Ile, qui a perdu son conjoint dans le tremblement de terre, n'avait pas entendu parler du projet de l'État haïtien, même s'il a fait l'objet de reportages à la radio et dans les journaux.

La femme de 43 ans partage un abri de fortune avec trois autres familles dans l'immense camp du Champ-de-Mars, en face du Palais national en ruine. «On n'a jamais retrouvé le corps de mon mari. On est résignés», dit la marchande de pain. Elle ne voit pas trop l'intérêt de signer un registre. «Si ça peut être utile, je vais le faire», ajoute-t-elle en haussant les épaules.

Un peu plus loin dans le camp, debout sous un arbre, Jean-Jean Désiliers est au beau milieu d'un débat enflammé avec une vingtaine d'autres jeunes hommes. Il est le seul à avoir entendu parler des livres des morts. «Regardez autour de vous, ce n'est pas prioritaire. Ça doit être un autre projet pour que les dirigeants s'en mettent plein les poches», lance le mécanicien, amer.

Le jeune homme s'amuse du fait que le président d'Haïti, René Préval, ait décrété que le 12 janvier serait désormais férié. «On chôme déjà. Il n'y a pas de travail ici. On va doublement chômer», dit-il sous les rires de ses amis. Des pasteurs haïtiens incitent quant à eux leurs fidèles à jeûner en ce jour de deuil. «Jeûner, c'est ce qu'on connaît le mieux», renchérit un ami du mécanicien, tout aussi ironique.