Blessés lors du séisme du 12 janvier 2010, de 2000 à 4000 Haïtiens ont été amputés d'un ou de plusieurs membres. Leur nouvelle vie est parsemée d'obstacles. Un physiothérapeute du Québec travaille à la rééducation des handicapés au milieu des camps de fortune. Récit d'une séance avec Robinson Jean, 8 ans, à laquelle a assisté notre envoyée spéciale, Caroline Touzin.

Robinson Jean enfile sa nouvelle prothèse avec agilité sous le regard du physiothérapeute Pierre Hamel, visiblement impressionné par l'enfant de 8 ans. En un clin d'oeil, le petit garçon, assis sous l'un des rares arbres du camp de fortune du Palais de l'art, se relève. La jambe droite de son pantalon de sport est retroussée. Il s'empresse de la redescendre pour cacher son membre artificiel.

«Montre-moi comment tu cours vite», lui demande le Québécois. L'enfant s'exécute. Il s'élance entre deux rangées d'abris temporaires. Le sol de cet énième camp de déplacés de Port-au-Prince est inégal, parsemé de roches et de trous d'eau stagnante. La démonstration de Robinson a des airs de course à obstacles.

«Il court comme Terry Fox, s'exclame le physiothérapeute. Robinson a été amputé sous le genou, alors il devrait pouvoir recommencer à courir comme vous et moi. C'est une question d'entraînement», indique-t-il en montrant l'exemple. Pierre Hamel fait quelques pas de course exagérés, imité avec un peu d'hésitation par son jeune élève.

C'est à l'hôpital de la Paix, situé juste en face du camp du Palais des arts, que le petit Robinson a été amputé du pied droit. Le 12 janvier dernier, un morceau de béton lui est tombé dessus. Il était à deux pas de chez lui. La petite maison dans laquelle il vivait avec ses parents, son frère et sa soeur s'est aplatie comme une crêpe. Heureusement, personne ne se trouvait à l'intérieur.

Sa jambe droite a été fracturée à plusieurs endroits. Son pied a été littéralement broyé. Des voisins l'ont vite sorti de là. Son père l'a amené à l'hôpital le soir même, mais l'enfant a été opéré seulement cinq jours plus tard. Cinq jours durant lesquels il a souffert le martyre. Le jeune patient n'était pas une priorité. Il était moins mal en point que bien d'autres.

Quelque 230 000 personnes sont mortes et plus de 300 000 autres ont été blessées lors du tremblement de terre qui a secoué le pays le plus pauvre d'Amérique il y a un an. Parmi tous ces blessés, de 2000 à 4000 personnes ont été amputées d'un ou de plusieurs membres, comme Robinson.

«Je ne pouvais plus jouer. J'étais triste», résume dans ses mots le jeune garçon. L'enfant a reçu son congé de l'hôpital une semaine après l'amputation. Son père a confectionné un brancard pour le déménager de l'autre côté de la rue, dans le camp improvisé du Palais de l'art où toute sa famille a trouvé refuge.

Réapprendre à marcher dans la poussière

Une équipe mobile de Handicap international, ONG pour laquelle travaille Pierre Hamel, rend régulièrement visite au garçon. Sa rééducation progresse ici, dans la poussière, au milieu d'un camp où s'entassent 500 personnes dans des abris de fortune construits à l'aide de planches de bois et de bâches de plastique.

Robinson a eu la jambe droite, du moins ce qu'il en reste, dans le plâtre pendant quatre mois. Dans sa tête d'enfant de 8 ans, il croyait ne jamais pouvoir marcher de nouveau. Puis, il a reçu une prothèse temporaire. En juillet, après des ajustements, il a obtenu une prothèse permanente.

«On donne la prothèse seulement lorsque la personne peut marcher sur un terrain inégal, se relever du sol sans l'aide de personne. Le danger, si on la donne trop vite, c'est de ne plus revoir le patient ensuite. Il risque de faire des plaies si sa rééducation n'est pas terminée. Ici, une plaie non soignée entraîne la mort», indique le physiothérapeute qui a pris congé du Centre de réadaptation Estrie, à Sherbrooke, pour travailler six mois en Haïti.

Ne dites pas à Pierre Hamel qu'il est venu «aider» Haïti. «Les gens ici ont des choses qu'on a perdues chez nous. Cette douceur, cette patience, cette hospitalité dont ils font preuve dans des moments aussi difficiles. Je gagne beaucoup sur le plan humain», raconte l'homme de 53 ans en poste depuis deux mois.

Depuis son arrivée, il a rencontré des patients dont l'amputation d'un membre aurait pu être évitée s'ils avaient consulté un orthopédiste plutôt qu'un chirurgien sans expérience en la matière. «Dans l'urgence, pour sauver des vies, cela arrive qu'on ampute un membre qui aurait pu être sauvé. Ce qui m'agace le plus, c'est plutôt que des gens aient été amputés une seconde fois, parce que la première opération a été mal faite. J'en ai rencontré beaucoup ici.»

La douleur des souliers neufs

La nouvelle vie des amputés du séisme est parsemée d'obstacles. L'automne dernier, à la rentrée des classes, les parents de Robinson lui ont acheté des chaussures neuves, sans se douter que sa prothèse serait alors désajustée. Résultat: chaque pas le faisait souffrir. Lors d'une consultation à domicile, un physio de Handicap international lui a expliqué qu'il ne pouvait porter n'importe quelle chaussure sans risquer de se blesser.

Dans quelques années, la prothèse de Robinson sera devenue trop petite. Handicap international, financée notamment par le Canada, sera-t-elle encore en Haïti pour lui en fournir une nouvelle? L'organisme forme actuellement des prothésistes haïtiens pour assurer la relève, mais les services offerts dépendent de la générosité internationale.

Dans l'immédiat, Robinson et toute sa famille font toutefois face à un problème plus criant. Le propriétaire du terrain du camp où ils se sont réfugiés veut expulser tout le monde. Il leur a donné un premier avis en décembre. Personne n'a bougé. Robinson risque de déménager dans une zone où l'ONG spécialisée dans l'aide aux handicapés n'est pas présente ou refuse carrément de mettre les pieds. Handicap international interdit à ses employés d'entrer dans les zones rouges de Port-au-Prince et de ses environs, comme le bidonville Cité-Soleil, jugées non sûres.

Robinson ignore tout cela. L'important pour lui, c'est d'avoir recommencé à jouer au soccer. «Je suis un attaquant. Je marque des buts», dit-il avec fierté. En le regardant courir dans le camp de fortune, on pourrait le qualifier de grand battant.