Avant le tremblement de terre, la famille de Samson vivait dans une maison à deux étages, avec cuisine et salle de bains. Aujourd'hui, ils végètent dans une baraque de tôle, sans électricité ni eau courante. Ils rêvent d'en sortir. Mais comment?

La première chose qui frappe, à Morette, quartier niché dans les hauteurs de Pétionville, c'est la brise fraîche qui fait frémir les feuilles des avocatiers.

Au milieu de la verdure, des tranchées délimitent les lots qui accueilleront bientôt de nouvelles maisons. C'est ici, dans ce décor de banlieue tranquille, que Nadine et Rossman Descat aimeraient s'installer avec leurs huit enfants. Un rêve qui paraît pour l'instant inaccessible.

Depuis un an, la famille habite un camp de fortune, dont les ruelles sont si étroites qu'on ne peut pas y étendre les bras. Leur case de tôle est collée sur des latrines qui attirent les mouches et dégagent des bouffées d'odeurs insupportables.

Avant le séisme, Nadine et Rossman n'étaient pas riches mais, à l'échelle haïtienne, ils réussissaient à offrir une vie confortable à leurs enfants. Ils avaient une vraie maison, trois chambres à coucher, une télé et des jeux vidéo pour les enfants. Le jour où la terre a tremblé, ils ont tout perdu: leurs papiers, leurs meubles, les jouets des enfants. Nadine a aussi perdu son travail au restaurant Oasis, enseveli sous les décombres.

Depuis, la famille partage son quotidien avec 750 rescapés du séisme dans l'un des nouveaux bidonvilles qui ont poussé un peu partout dans Port-au-Prince. Tous ne rêvent que d'une chose: partir. Reprendre le fil de leur vie, qui s'est interrompue le 12 janvier 2010.

Mais les logements libres sont rares. Et avec la présence de milliers de travailleurs humanitaires étrangers, les loyers atteignent des sommets inédits.

Nadine a 40 ans, Rossman, 48. Il fait quelques travaux ici et là, mais ça suffit tout juste à payer la scolarité de quatre de leurs huit enfants. Le plus jeune, Gaspard, 6 ans, va à l'école. Mais pas Samson.

Pour s'en sortir, il faut de l'argent. Mais pour avoir de l'argent, il faut s'en sortir. C'est le cercle vicieux. Un an après le séisme, leur histoire est celle de centaines de milliers de leurs compatriotes, pris au piège de la misère.

Les premiers jours

Quand la terre a bougé, Rossman et Gaspard se sont précipités devant leur maison accrochée à la pente abrupte de leur ancien quartier, Morne Lazarre. En quelques secondes, une maison voisine s'est écroulée, dévalant la colline pour les jeter à terre et saccager toutes leurs possessions.

Blessé, Rossman n'arrivait pas à extirper Gaspard des gravats. Nadine, elle, était au travail quand elle a senti le sol valser sous ses pieds. Elle s'est précipitée vers sa maison en se lamentant. «Est-ce que tous mes enfants sont morts?» gémissait-elle. «Non, maman, je suis là», a répondu une voix émergeant des décombres.

Délicatement, Nadine a extrait le gamin du tas de ciment. Le bras de Gaspard ballottait comme s'il n'était plus rattaché à son épaule. Rossman était couvert de sang.

Peu à peu, la famille a fait l'inventaire des blessés. L'aînée, Stéphanie, 19 ans, avait reçu une brique sur le sein. La petite Daïka, 9 ans, avait une coupure au front. Et il y avait Samson, avec son pansement improvisé à la Villa créole.

Ils avaient eu de la chance: tous étaient vivants.

De l'autre côté du ravin

Dans les jours qui ont suivi le séisme, la famille a erré à Port-au-Prince, à la recherche de soins. Rossman a passé trois jours à l'hôpital.

Puis, comme des milliers d'autres, il a décidé de fuir Port-au-Prince pour rejoindre de proches parents aux Cayes.

Nadine, elle, est restée dans la capitale, avec Gaspard et son bras disloqué. Tout en cherchant un médecin, elle s'est mise en quête d'un abri.

Son ancien quartier était devenu inhabitable. Encore aujourd'hui, des pans de murs fissurés se tiennent en équilibre précaire au-dessus des vestiges de l'ancienne maison.

Mais de l'autre côté du ravin, dans le quartier de Nérette, des rescapés commençaient à bâtir des abris sur un terrain vague accroché à une paroi escarpée.

Nadine a acheté du bois et de la tôle et, le 25 janvier, 13 jours après le séisme, elle a emménagé dans son nouvel abri avec Gaspard.

Un mois plus tard, Rossman et les autres enfants sont rentrés des Cayes. La nouvelle vie pouvait commencer.

Nérette, au ralenti

Quand nous arrivons au camp de Nérette, Samson est en train de se faire couper les cheveux par son grand frère, Mackenzie. Immobile sur sa chaise, face au ravin, Samson fixe de ses grands yeux tristes un paysage surréaliste: des hommes fouillent les décombres à la recherche de tiges de métal, qui ont leur prix sur le marché de la capitale. Leurs pics frappent le béton avec un bruit sourd.

La famille Descat vit dans un abri de deux pièces muni d'une porte récupérée à l'avant et d'un simple rideau à l'arrière. Le jour, on ouvre tout pour avoir un peu d'air. C'est le degré zéro de l'intimité.

Les huit enfants et leurs parents se partagent trois matelas: un pour les filles, un pour les garçons, et le dernier pour les parents. Leur situation s'est compliquée depuis que Stéphanie est tombée enceinte. «Nous voulions qu'elle se marie, mais son copain a disparu quand il a su qu'elle attendait un enfant», soupire Nadine.

En d'autres temps, cette grossesse aurait pu être une source de joie pour ses parents. Mais dans les conditions actuelles, ce n'est qu'un souci supplémentaire.

«Le plus difficile, c'est quand il pleut: le sol est glissant, il y a de la boue partout», dit Nadine.

Rossman, lui, se plaint surtout de la promiscuité avec ses voisins. «Il y a des gens qui parlent fort, qui jurent, je n'aime pas ça.»

Les Descat ont décoré leur maison comme ils ont pu: sur le sol de terre, ils ont encastré des carreaux roses récupérés dans des ruines. Ils ont accroché des images au mur. Le jour d'une de nos visites, ils nous accueillent avec un vrai festin: poulet grillé sur charbon de bois, riz à la sauce aux pois, bananes plantains frites, le tout arrosé de jus de chadèque, un agrume qui ressemble à un pamplemousse.

Pendant que nous mangeons, Nadine et Rossman nous racontent leur vie, qui n'a pas que des aspects négatifs. Le camp reçoit sporadiquement de l'aide humanitaire, et celle-ci est partagée entre voisins. De nouvelles amitiés sont nées. Des voisins qui ont réussi à pirater des lignes électriques font profiter le quartier de leur radio. Dans une petite échoppe, une femme fait griller des arachides dont l'odeur se répand dans les ruelles.

Les amis

Depuis le tremblement de terre, Samson a perdu tous ses amis. Ceux de son ancien quartier, qu'il a quitté. Et ceux de l'école, où il ne va plus.

Timide et silencieux, Samson s'est bien fait de nouveaux copains à Nérette. Surtout Watson, un garçon dégourdi dont le père est l'un des rares adultes, au camp, à avoir un véritable emploi. Il est gardien de sécurité. C'est le métier auquel aspire Samson. Watson, lui, rêve de devenir médecin.

La grande vedette des enfants, c'est Georges, un garçon de 12 ans bourré de talent. Avec une planche et des clous, il a fabriqué un labyrinthe où les gamins s'amusent à faire passer une bille. Il a aussi construit un hélicoptère avec une bouteille de plastique.

Mais malgré ses nouveaux amis et ses nouveaux jeux, Samson s'ennuie ferme. Sa nouvelle vie n'est pas vraiment une vie. Quand on lui demande ce qui lui manque le plus, il répond par un mot: «L'école.»

Vie menacée

Le pire, c'est que cette vie-là, aussi précaire soit-elle, est maintenant menacée. Le terrain où vivent les déplacés de Nérette appartient à un ancien hôtel, détruit par le séisme. Et le propriétaire aimerait bien récupérer ses terres.

«On nous a dit qu'on devrait partir en janvier», s'inquiète Rossman.

Comme tous les autres camps de déplacés, celui de Nérette a son chef. Ou plutôt sa chef: Somène Jeune, une marchande qui a tout perdu dans le tremblement de terre. Y compris un de ses enfants.

Somène est une femme combative. C'est elle qui représente le camp auprès des ONG qui y envoient parfois du riz ou du savon. C'est aussi elle qui subit les pressions du propriétaire qui veut reprendre son terrain.

Une organisation religieuse, la Fédération luthérienne mondiale, a promis d'aider les déplacés de Nérette à se reloger. Mais pour l'instant, il n'y a rien de concret.

En attendant, la famille Descat vit entre le rêve de quitter le camp et la peur d'en être évincée. «Je veux que nous puissions vivre seuls, dans notre propre maison, avec une barrière de sécurité», plaide Rossman.

«Jusqu'à maintenant, nous n'avons pas connu de violence au camp, mais les gens ont un sentiment d'insécurité», explique Somène Jeune.

Si le camp a su éviter le choléra, les conditions de vie sont propices à un tas d'ennuis de santé: les problèmes de peau sont endémiques, les enfants passent leur temps à se gratter.

«Nous ne sommes pas venus ici de notre propre volonté, mais on n'a nulle part où aller!» résume Solène Jeune.

Le rêve

Solène se joint à nous quand nous allons voir le terrain où Rossman et Nadine aimeraient construire leur future maison. Notre jeep quitte Nérette pour grimper les rues de Pétionville, jusqu'à Morette.

Le camp, ses ruelles étroites et ses latrines sont maintenant derrière nous. Un nuage de poussière recouvre la ville, au loin. Un homme à l'allure de businessman, boucle dorée à l'oreille, nous guide à travers les lots ombragés.

Le terrain que Nadine et Rossman rêvent d'acheter coûte 3500$. Une fortune...