Samson Descat, Steve Ross, Ivanoh Demers. Un jeune Haïtien, un homme d'affaires américain et un photographe de La Presse. Ils ont un point en commun: le 12 janvier 2010, ils étaient à Port-au-Prince lorsque la terre a tremblé. En ce soir tragique, leurs destins se sont croisés: Steve Ross a soigné Samson et Ivanoh a pris une photo du jeune blessé. L'image a fait le tour du monde. L'automne dernier, La Presse a retrouvé Samson. Histoire de tremblements de terre et de coeur.

Le 12 janvier 2010, 16h53. Samson Descat, 12 ans, est chez un ami. Il s'apprête à partir mais, juste avant qu'il franchisse le pas de la porte, tout se met à bouger. Il ne comprend pas ce qui se passe. Puis, il reçoit un bloc de ciment sur la tête.

Paniqué, il s'élance dans la rue. La scène est cauchemardesque. «Toutes les maisons étaient écrasées net», raconte Samson.

Il cherche ses parents. Il pleure et crie: «Papa! Maman!»

Il erre dans les rues, perdu, angoissé. Il se retrouve devant un hôtel, la Villa créole. «Je ne me sentais pas bien, ma tête était cassée.»

Il fait nuit. Des Blancs soignent des blessés étendus sur des matelas de fortune.

Un homme, Steve Ross, s'approche de lui. Il prend délicatement sa tête entre ses mains et examine sa blessure. L'image de cet homme se grave dans la mémoire de Samson.

Plus tard, Samson, étendu sur un matelas, essaie de trouver le sommeil. La moindre secousse le réveille en sursaut.

Pendant qu'il s'agite sur son matelas, son père, mort d'inquiétude, ratisse la ville pour le retrouver. Sa mère et ses frères dorment dans la rue. Leur maison a été détruite par le tremblement de terre.

Aux premières lueurs de l'aube, Samson émerge de son sommeil tourmenté. Il part seul dans la rue à la recherche de ses parents, qui se sont installés un peu plus loin, à la place Saint-Pierre, où un camp de réfugiés prend forme.

La mère cherche son fils et le fils cherche sa mère, qui crie son nom. Samson finit par entendre sa voix au milieu du tumulte.

Des blessés légers, la maison détruite, aucun mort: les Descat sont chanceux. Mais pour cette famille qui ne roule pas sur l'or, pour ce père au chômage qui a neuf bouches à nourrir, la perte de la maison est une catastrophe.

Depuis le soir fatidique du 12 janvier, Samson est hanté par le même cauchemar, semaine après semaine. Il revit le tremblement de terre, le «goudou goudou», comme s'il recommençait. Encore et encore.

Steve Ross, lui, est dans son bureau lorsque tout se met à valser. Il comprend tout de suite que c'est un tremblement de terre. Il crie: «Il faut sortir!» Tout le monde se précipite dehors.

Quand la terre se calme, après 34 interminables secondes, Steve Ross retourne à l'intérieur du bâtiment et ramasse tout ce qui lui tombe sous la main: eau, nourriture...

Il saute dans sa voiture et se dirige vers la Villa créole. C'est là qu'il voit l'étendue du désastre. «Ç'a été un choc, un réveil brutal.»

À la Villa créole, des gens s'agitent pour aider les blessés. Steve Ross se jette dans la mêlée. Il rentre dans l'hôtel, s'engouffre dans les chambres, arrache des draps et traîne des matelas dehors pour les blessés. Il soigne, panse, réconforte. Il n'a aucune formation médicale, mais son instinct lui dicte quoi faire.

Il connaît Haïti comme le fond de sa poche. Il y travaille depuis 1998. Il aime ce pays maudit des dieux, lui, l'Américain de 51 ans élevé près d'une mine dans le fin fond de la Virginie.

Au milieu du chaos, il aperçoit un garçon silencieux, le visage couvert de poussière, le chandail ensanglanté. Il est blessé à la tête. C'est Samson. Il le soigne.

Ce sera une petite victoire pour Steve Ross. Cette nuit-là, deux personnes meurent dans ses bras.

Le photographe de La Presse Ivanoh Demers est dans sa chambre, à la Villa créole, lorsque la terre se met à trembler. Il est en short, pieds nus.

La pièce bouge, l'armoire tombe, le miroir se fracasse en tombant par terre, les vitres volent en éclats. Ivanoh est à deux mètres de la porte entrouverte. Il prend à peine le temps de glisser ses pieds dans ses souliers et sort en courant.

L'hôtel tangue comme un bateau ivre. Ivanoh court sans penser, en suivant son instinct. Le hall s'effondre juste au moment où il sort. Dehors, deux Haïtiens lèvent les bras au ciel en criant: «Jésus! Jésus!»

Ivanoh cherche sa collègue, Chantal Guy. Il ne la voit pas. Il retourne dans l'hôtel en criant son nom. Elle aussi le cherche. Ils tombent face à face dans la chambre d'Ivanoh, qui en profite pour prendre ses appareils photo.

Dehors, c'est le chaos, la «panique totale».

«Tout était effondré, c'était le bordel, raconte Ivanoh. Des gens hurlaient, coincés sous les débris.»

Au début, ils sont une dizaine devant l'hôtel. Puis, les blessés affluent. Ivanoh voit Steve Ross panser des plaies avec des moyens de fortune. La nuit tombe, seuls les phares de deux jeeps éclairent la scène.

«Les gens arrivaient, ils étaient comme des zombies.»

Puis, Ivanoh voit Samson, hagard, blessé, le t-shirt maculé de sang. Il attrape son appareil et prend des photos.

Une heure plus tard, un homme crie son nom dans la nuit. C'est un Québécois qui vit à Port-au-Prince, que La Presse a joint pour lui demander de se rendre à la Villa créole retrouver Ivanoh et Chantal.

«Comment as-tu fait pour savoir où j'étais? lui demande Ivanoh, éberlué.

-La Presse m'a appelé. Par Skype, répond Jean-François Labadie.

- u as une connexion internet?

-Oui.

-Oh! Donne-moi 10 minutes!»

Il est 21h30. Ivanoh comprend qu'il a une chance inouïe de voir ses photos publiées dans La Presse du lendemain. Il doit faire vite. Il mitraille la scène une dernière fois, mais il sait qu'il a déjà pris les deux images-chocs qui résument le drame d'Haïti.

Pour l'instant, il ignore que les deux photos feront le tour du monde: celle d'un homme qui tient une petite fille dans ses bras et celle de Samson avec son t-shirt ensanglanté et son visage poussiéreux.

Samson fait la une des journaux: aux États-Unis, en Australie, en Irlande, en Nouvelle-Zélande, en Allemagne, au Danemark, en Russie, au Brésil...

Puis, les mois filent, la vie reprend son cours. Haïti essaie de panser ses plaies, Steve Ross reprend le boulot en pensant aux inconnus qu'il a soignés pendant cette interminable nuit de janvier et Samson s'ennuie dans son camp de réfugiés.

Ivanoh, lui, est hanté par une question: qu'est devenu le jeune Haïtien de 12 ans?

C'est là que La Presse décide de partir à sa recherche.

Richard Miguel vire la ville à l'envers pendant plusieurs semaines avant de retrouver Samson. La Presse l'a embauché pour qu'il écume les camps de réfugiés à la recherche de Samson, devenu malgré lui symbole de la détresse du peuple haïtien.

Richard distribue 400 photos couleur de Samson, avec son numéro de téléphone cellulaire au verso. Celle qu'Ivanoh a prise, et où le visage de Samson est couvert de poussière.

C'est tout ce que Richard possède pour retrouver Samson à Port-au-Prince, une ville chaotique de 2,3 millions d'habitants. Il n'a ni son nom ni son adresse. Rien.

Richard mémorise les traits de Samson. Dans la rue, il scrute les visages, obsédé par sa quête. Un jour, dans son quartier, il croise un garçon qui ressemble comme deux gouttes d'eau à Samson.

«Je lui ai demandé s'il avait été blessé à la tête pendant le tremblement de terre, raconte Richard. Il m'a dit qu'il avait eu le bras cassé mais que son jeune frère avait reçu un bloc de ciment sur la tête.»

Richard prend contact avec la famille. C'est ainsi qu'il tombe sur Samson. Par le plus grand des hasards.

Le 11 novembre 2010. Steve Ross est ému quand il s'engouffre dans l'étroit passage qui mène à la cabane où vit Samson. La pente est rude. De chaque côté, des abris de fortune. Un camp de réfugiés aux allures de bidonville.

Au bout du passage, la maison de Samson, un bric-à-brac de misère. Samson est là, assis sur une chaise installée sous une plaque de tôle qui sert de toit. Il attend la visite de Steve Ross. Il est avec son père et ses frères.

Steve Ross et Samson se regardent, muets. Les yeux de Samson brillent, il reconnaît tout de suite l'homme qui l'a soigné le soir du 12 janvier.

Ross prend délicatement le visage de Samson entre ses mains et regarde le dessus de sa tête. Il reconnaît la cicatrice qui zèbre son crâne. C'est lui qui a refermé la plaie avec un bout de ruban adhésif.

«C'est lui», dit Steve Ross.

Samson ne parle pas, c'est un garçon timide. Puis, à son tour, il dit: «C'est lui.»

Ils se regardent et, l'espace d'un court instant, ils revivent le tremblement de terre: la panique, la peur folle de mourir, le chaos, les blessés, la Villa créole. Et un Américain, un parfait inconnu, qui se penche sur un jeune Haïtien pour soigner sa tête blessée.

Samson reste assis pendant les retrouvailles. La veille, il a reçu une pierre sur un pied, qui a enflé.

«Ça fait mal?» demande Steve Ross.

Samson hoche la tête.

Il se penche et prend doucement le pied de Samson entre ses mains robustes. Puis il examine l'autre pied, tout aussi doucement. Samson le fixe sans bouger. Il sait que Steve Ross va l'aider, comme il l'a fait après le tremblement de terre. Il a confiance. Il reconnaît la compassion dans ses gestes, la même qui a soulagé sa souffrance le soir du 12 janvier.