Pour la première grande prière du vendredi depuis la chute du régime Ben Ali, la mosquée El Fatah, tout près du centre-ville de Tunis, ne suffit plus à la demande. Refoulés, des centaines de fidèles qui veulent assister au prêche de l'imam - le premier prononcé sans la censure du gouvernement - ont dû installer leur tapis de prière dans la rue et sur les trottoirs.

«Il n'y a pas que la presse qui n'était pas libre (sous Ben Ali); les religieux aussi ont été privés de liberté», dit l'imam, dont le discours est retransmis par haut-parleurs dans les rues environnantes. «Il faut préserver la révolution tunisienne. C'était une promesse de Dieu. La jeunesse nous a apporté la liberté; maintenant, elle doit s'approcher de Dieu.»

De l'autre côté de la rue, Kaïs, jeune Tunisien de 23 ans, sourit en coin. «C'est bien de parler de l'importance de la religion, mais pendant les manifestations, quand nous respirions des gaz lacrymogènes et que nos amis se faisaient tuer, où était l'imam?» ironise le jeune diplômé en économie.

Il rit jaune, dit-il, chaque fois qu'il lit dans un média français un article qui parle des dangers de la montée de l'islamisme dans la foulée de la révolution tunisienne. «Comment la France pourrait-elle justifier le fait qu'elle a soutenu Ben Ali pendant deux décennies s'il n'y a pas de menace islamiste en Tunisie?» demande-t-il.

Islamistes invisibles

Mais des islamistes, Kaïs, qui se définit comme musulman pratiquant, n'en voit pas. Dans les manifestations auxquelles il a participé, il n'a entendu aucun slogan réclamant un État islamiste pour remplacer la dictature laïque de Ben Ali. Pas de Allah Akhbar. Il a cependant été au nombre des jeunes, croyants ou non, qui ont demandé des emplois, la fin de la corruption et le multipartisme. «On veut la liberté pour tous les partis. Ils doivent tous pouvoir exister. Qu'ils soient islamistes ou gauchistes.»

Alors que Kaïs expose ses opinions à La Presse, tout un essaim de curieux s'est formé autour de nous. Chacun veut dire son mot sur cet islamisme que Ben Ali a durement réprimé pendant 23 ans, emprisonnant des centaines de membres présumés du parti islamiste Ennahda et exilant son chef, Rachad Al Ghannouchi. Ce dernier se trouve toujours en Grande-Bretagne et se dit ouvert à l'idée de se joindre au gouvernement de transition.

«Pourquoi les islamistes ne se présenteraient-ils pas aux prochaines élections? demande Fitouri Abdelmonem, 38 ans. Il faut les laisser s'exprimer, sinon, ils vont tomber dans le vandalisme. On ne veut pas de dictature et on ne veut pas d'extrémisme non plus!»

Noura Landolsi, femme d'une cinquantaine d'années, intervient: «Nous sommes un peuple modéré. Nous acceptons les islamistes. Mais ils doivent savoir que nous ne laisserons pas aller les acquis des femmes dans ce pays.» Elle rappelle que la Tunisie a les lois les plus progressistes du grand monde musulman et que, du coup, plusieurs personnes de son entourage craignent que les islamistes n'utilisent l'instabilité actuelle du pays à leur avantage.

Un volcan qui dort?

Les discussions de rue comme celle-ci sont courantes, ces jours-ci, en Tunisie. Dans les forums sociaux comme dans les médias nouvellement libéralisés, la question fait l'objet de maints débats. L'islamisme est-il un volcan qui dort? demandent plusieurs.

À cette question, l'universitaire français Olivier Roy, l'un des plus grands experts mondiaux de l'islamisme et auteur de L'échec de l'islam politique, répond par la négative. «Il n'y a pas d'islamisme en Tunisie, point», dit le professeur rattaché au European University Institute de Florence, en Italie. «Au Maghreb, on est dans une génération postislamiste. On est 20 ans après le retour de l'ayatollah Khomeiny en Iran, et ceux qui ont soutenu l'islamisme au Maghreb, notamment en Algérie, n'ont rien réussi», note l'expert. «Pour les jeunes qui ont fait la révolution, l'islamisme, ça ne veut rien dire.»

Celui qui a maintes fois rencontré le chef d'Ennahda note que Rachad Al-Gannouchi a beaucoup changé son discours au cours des ans. «Aujourd'hui, c'est un parlementariste. Il dit lui-même que l'État islamiste, c'est fini, et il connaît très bien les risques d'une victoire de l'islamisme dans un pays comme la Tunisie, soit la guerre civile.»

Loin de regarder vers l'Iran, le chef islamiste tunisien, peu connu de la population, a les yeux tournés vers la Turquie, où le Parti pour la justice et le développement (AKP), un parti islamiste, est au pouvoir. «En Turquie, l'économie fonctionne, l'AKP remporte des élections. Pour les islamistes, c'est le seul success-story.» Et le seul modèle possible.