Dans un monde idéal, la totalité de l'aide alimentaire acheminée en Somalie finirait dans le ventre des centaines de milliers de victimes de la famine. La réalité est cependant tout autre et il ne faut pas chercher bien loin pour s'en convaincre.

À Mogadiscio même, certains marchés regorgent de sacs de maïs ou de riz, de bidons d'huile et d'autres produits envoyés par les pays donateurs au cours des derniers mois.

Dans le secteur de Bénadir, au coeur de la ville, La Presse a pu visiter plusieurs entrepôts où étaient stockés et vendus des centaines de sacs provenant des États-Unis, du Pakistan, de l'Australie et d'ailleurs.

«Venez voir la nourriture volée que l'on écoule ici», a même lancé un des porteurs affectés au transport des sacs, repoussant, d'un retentissant éclat de rire, les frontières du cynisme.

Un de ses collègues a expliqué que la nourriture offerte était détournée par les responsables de plusieurs camps de réfugiés pour être écoulée à leur profit.

Un entrepôt voisin contenait plusieurs sacs de nourriture ainsi que des colonnes de boîtes de bidons d'huile marquées du sigle du Programme alimentaire mondial (PAM). Le propriétaire des lieux a esquivé les questions sur la provenance de la nourriture tout en s'assurant que la porte du petit bâtiment soit rapidement refermée et cadenassée.

Un jeune garçon qui tirait avec un âne une charrette portant plusieurs gros sacs d'aide alimentaire a indiqué qu'il ne pouvait dire d'où ils provenaient. «On m'a simplement payé pour que j'amène ça ici», a-t-il précisé.

Un véritable casse-tête

Dans une autre section du marché, près d'un étal où une jeune femme proposait des tripes de chameau, un commerçant s'est insurgé contre la vente d'aide humanitaire. «Cette nourriture devrait aller aux personnes qui souffrent de la famine. C'est injuste», a indiqué Aweys. Ceux qui tentent de dénoncer ces activités illicites risquent «de se faire tuer», a-t-il ajouté, pour expliquer l'apparente indifférence de la population locale.

Fin août, l'Associated Press a publié une enquête accusant certaines organisations locales qui collaborent avec le PAM de détourner une partie de la nourriture qui leur est confiée.

Un résidant de Mogadiscio bien informé de la situation avance que le pourcentage de nourriture volée varie de 30 à 60% en fonction de l'organisation concernée.

Des conclusions énergiquement récusées par le PAM, qui doit s'en remettre généralement au personnel local pour veiller à la probité de la distribution, en raison des risques sécuritaires encourus sur le terrain. Le personnel étranger doit circuler à bord des véhicules de la force d'intervention africaine, l'Amisom, sous forte garde.

Le casse-tête est encore plus complexe dans le centre et le sud du pays, où les miliciens islamistes contrôlent de vastes pans du territoire et bloquent les activités des organisations humanitaires internationales en lançant des accusations d'espionnage.

Le modèle turc

Le PAM et les organisations somaliennes mises en cause affirment que l'aide alimentaire en vente sur les marchés vient essentiellement de réfugiés qui décident de revendre les rations distribuées pour faire de l'argent et s'acheter d'autres biens de première nécessité.

Certains pays, préférant court-circuiter les réseaux habituels d'aide, s'assurent eux-mêmes de la distribution de l'aide alimentaire envoyée en Somalie.

C'est le cas notamment de la Turquie, qui multiplie les gages de soutien à la population. Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan a fait forte impression en se rendant dans la capitale meurtrie du pays il y a quelques mois malgré les risques pour sa sécurité. Les organisations humanitaires du pays sont très présentes sur le terrain.

Le directeur de l'agence somalienne chargée de veiller à la distribution de l'aide alimentaire affirme, malgré les difficultés relevées, que les milliers de tonnes de nourriture distribuées sous la gouverne du gouvernement transitoire, réputé faible et corrompu, se rendent à bon port.

«Nous avons changé la dynamique depuis que notre agence a été mise sur pied il y a quelques mois», assure en entrevue Abdullahi Mohamed Shirwac.

Lorsqu'on lui demande comment il est possible d'afficher une telle assurance, ne serait-ce que pour l'aide distribuée dans des régions sous contrôle des shebabs, il se fait évasif. «Nous avons des contacts locaux qui sont capables de travailler correctement», assure-t-il.

L'agence somalienne se montre aussi peu impressionnée lorsqu'on lui relaie les commentaires des réfugiés d'un camp de Mogadiscio où l'on affirme n'avoir reçu aucune aide du gouvernement transitoire ou de la communauté internationale.

«Le porte-parole des réfugiés qui vous a fait ces commentaires avait-il l'air bien portant? Ils dramatisent souvent leur situation», a indiqué un collaborateur de M. Shirwac, suscitant son approbation.

Photo: Joseph Okanga, Reuters

Des débardeurs kényans chargent un cargo affrété par la Croix-Rouge et le Croissant rouge de 15 000 tonnes de riz destinées à la Somalie. Notre envoyé spécial dans la capitale somalienne, Mogadiscio, a constaté que certains marchés regorgent de produits envoyés par des pays donnateurs et revendus illégalement.