En 23 ans au pouvoir en Tunisie, l'ancien président Ben Ali et son clan ont accumulé des milliards, disséminés dans des comptes dans le monde entier - y compris à Montréal. Depuis la révolution, les riches clients que s'arrachaient autrefois les banquiers sont devenus des renégats. Mais la Tunisie risque d'attendre longtemps avant de voir la couleur de son argent.

La Banque Nationale du Canada a été utilisée dans une opération de blanchiment d'argent de Belhassen Trabelsi, ce fugitif établi à Montréal qui a amassé une immense fortune au cours des deux décennies où son beau-frère, l'ex-président Zine el-Abidine Ben Ali, a régné sur la Tunisie.

Le stratagème est décrit dans le rapport de la Commission d'enquête tunisienne sur la corruption de l'ancien régime. Il est typique de la façon dont le clan Ben Ali s'y est pris pour s'approprier les richesses de la Tunisie - et se constituer un pactole évalué à 5 milliards de dollars, disséminé dans des comptes bancaires dans le monde entier.

En août 2005, Zenade Finances Limited, une société établie dans les Îles Vierges britanniques et appartenant à M. Ben Ali, a acheté 120 000 actions de Karthago Airlines, propriété de Trabelsi, pour environ 400 000$, par le biais de la Banque centrale tunisienne.

Quelques jours plus tard, Zenade Finances Limited a vendu ces actions pour près du double de la somme. L'argent a été versé dans un compte de la Banque Nationale du Canada au profit de Kaffel Group Investment, une société-écran derrière laquelle se cache Trabelsi.

Cette transaction emberlificotée a permis à Trabelsi de réaliser un gain faramineux et de transférer ces profits à l'étranger, souligne le rapport de la Commission d'enquête.

«C'est pratiquement une opération de blanchiment. On peut douter de l'origine des fonds qui ont d'abord été investis, pour ensuite être réinjectés dans l'économie traditionnelle et réexportés», explique Neila Chaabane, membre de la Commission.

Il n'était pas illégal pour les institutions bancaires canadiennes d'accueillir les fonds de Trabelsi avant l'entrée en vigueur de la Loi fédérale sur le blocage des biens des dirigeants corrompus, en mars 2011.

Mais puisque le Canada a ratifié la Convention des Nations unies contre la corruption, ses banques auraient dû faire preuve de plus de discernement, estime Sami Remadi, président de l'Association tunisienne pour la transparence financière. Il doute de la sincérité «des banquiers canadiens qui acceptent des fonds illicites de dictateurs notoires sans scrupule».

La Banque Nationale affirme qu'elle n'était pas au courant du stratagème décrit dans le rapport, pas plus que de la mauvaise réputation de son client dans son pays. «À l'époque, le régime en Tunisie était encore peu connu», souligne la porte-parole Joan Beauchamp.

Bien avant la chute de Ben Ali, plusieurs reportages avaient pourtant reconnu son beau-frère comme l'un des rouages d'une vaste entreprise criminelle visant à faire main basse sur les richesses de la Tunisie.

«À mon sens, la banque était forcément au courant des activités de son client, mais avant qu'il devienne un renégat, ce n'était pas un problème», dit Messaoud Abda, directeur du programme de lutte contre la criminalité financière à l'Université de Sherbrooke.

«Il en faut beaucoup pour inquiéter un banquier. Il vérifie que son client est propre sur le plan légal, mais pas sur le plan moral. Trabelsi avait tous les papiers requis; son crime, c'était l'abus de pouvoir, l'extorsion. Mais pour le banquier, c'était un bon client.»

De fait, la Banque Nationale a déroulé le tapis rouge pour Trabelsi. En plus d'y détenir des comptes personnel et commercial, il y avait un compte d'investissements privés, réservé aux clients «possédant un patrimoine financier significatif», soit plus de 2 millions de dollars.

Tout a changé dans les jours suivants la chute du régime de Ben Ali. La Banque Nationale a signifié à Trabelsi qu'il n'était plus le bienvenu chez elle. Une note s'est mise à apparaître à l'ouverture de ses dossiers bancaires: «douteux - précaution». Il a rapidement fermé tous ses comptes.

Des liquidités au Canada

Selon nos informations, Trabelsi détenait aussi un compte personnel bien garni à la Banque Royale du Canada.

Un homme d'affaires qui a aidé Trabelsi à mettre sur pied l'une de ses entreprises il y a quelques années affirme avoir été témoin d'importants transferts d'argent en provenance de la Banque Royale.

«Chaque fois qu'il y avait un problème au niveau du fond de roulement, Trabelsi s'adressait au Canada», soutient cet homme d'affaires établi à Tunis.

Un jour où l'entreprise naissante avait besoin de liquidités, la Banque Royale a ainsi viré 700 000$ en 48 heures à partir du compte personnel de Trabelsi. La Banque Royale a refusé de commenter.

Trabelsi et son clan détenaient des millions de dollars au Canada avant la révolution. Jusqu'ici, les autorités n'ont réussi qu'à saisir des comptes bancaires d'une valeur totale de 122 000$.

«Cette somme ridicule donne l'impression qu'ils ont eu le temps de faire disparaître leur argent», dit Hélène Laverdière, porte-parole de l'opposition officielle pour les affaires consulaires.

Les Tunisiens souhaitent ardemment l'expulsion de Trabelsi du Canada. Mais selon Sami Remadi, la restitution de ses avoirs est plus cruciale encore. «Si on ne réussit pas à récupérer cet argent, nos futurs dirigeants pourraient être tentés de recommencer. L'avenir de la Tunisie en dépend.»