André Poulin était un délinquant canadien comme tant d'autres. Un an après sa mort en Syrie, il est maintenant le nouveau porte-étendard du djihad mondial. Dans une vidéo enregistrée avant sa mort qui circule abondamment depuis une semaine, il lance une invitation à rejoindre, comme lui, l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL), un groupe armé que les États-Unis qualifient de «plus extrême qu'Al-Qaïda». La Presse est partie sur les traces de celui qui semblait d'abord n'être qu'un jeune en quête d'identité dans une petite ville du Nord.

Cécile Gagnon n'avait pas entendu parler de son ex-conjoint depuis trois ans lorsque son téléphone a sonné. Au bout du fil: un responsable canadien de la lutte contre le terrorisme qui lui annonce la nouvelle: André Poulin était mort en Syrie, où il combattait dans les rangs du groupe le plus radical et le plus sanguinaire des factions islamistes: l'État islamique en Irak et au Levant.

La mère de famille franco-ontarienne sans histoire s'est soudain vue bombardée de questions qui semblaient avoir la plus haute importance pour la sécurité nationale du Canada. Et elle avait peu de réponses à fournir.

«Ils enquêtaient pour savoir comment André s'était rendu là. Apparemment, il n'avait pas les bons papiers pour son voyage», explique-t-elle.

«C'est un petit peu triste», concède-t-elle, sans grande conviction. Triste, mais pas si surprenant, à ses dires.

«C'était son caractère, aussi. Quand il avait quelque chose en tête, il n'y avait pas grand-chose pour le faire changer d'idée», se souvient celle qui a vécu avec le jeune Poulin un triangle amoureux ponctué de menaces de mort et de querelles religieuses.

Selon des récits diffusés sur l'internet par ses frères d'armes, André Poulin est mort à l'été 2013 dans l'attaque d'un aéroport. Des images le montrent tirant avec un lance-roquettes. Il combattait sous le nom d'Omar Abu Muslim al-Timmini, en hommage à sa ville d'origine.

Sa mort l'a transformé en martyr pour l'EIIL, rebaptisé l'EI, qui contrôle un vaste territoire et accueille des extrémistes de partout pour poursuivre sa lutte contre le régime syrien, le gouvernement irakien, les chiites en général et les autres groupes rebelles qui ne partagent pas son interprétation fondamentaliste de l'islam.

Dans une vidéo de recrutement mise en ligne la semaine dernière, Poulin invite à aider l'EIIL pour gagner une place au paradis. «C'est plus que de combattre, nous avons besoin d'ingénieurs, de docteurs, de professionnels, de volontaires, de financement, nous avons besoin de tout!»

Il critique aussi la vie au Canada, où il faut «utiliser leur électricité et payer des taxes alors qu'ils utilisent ces taxes pour faire la guerre à l'Islam».

Son exemple semble en attirer d'autres. Sur certains forums de discussion, il est l'objet de nombreux hommages. Récemment, un djihadiste qui se fait appeler Abu Turaab al-Kanadi a publié sur Twitter une capture d'écran d'un message texte qu'il a reçu. «Ici les amis d'Omar Abu Muslim du Canada. Nous sommes en Turquie et nous voulons savoir comment entrer en Syrie pour joindre l'État islamique.» L'individu prétend que ces recrues ont atteint leur but. La Presse lui a demandé s'il croyait qu'André Poulin allait inspirer d'autres Canadiens.

«Espérons que ce sera le cas. Il a déjà inspiré plusieurs d'entre nous, ceux qui le connaissaient», a répondu le djihadiste.

Perdu dans la «ville au coeur d'or»



L'histoire d'André Poulin a pourtant commencé à l'endroit le plus improbable: Timmins, une petite ville minière ontarienne de 45 000 habitants, nichée à 300 kilomètres au nord de Sudbury et à 200 kilomètres à l'ouest de Rouyn-Noranda.

Surnommée «la ville au coeur d'or», Timmins est surtout connue comme le lieu de naissance de la chanteuse country-pop Shania Twain et d'un nombre démesuré de joueurs de la Ligue nationale de hockey (23, selon Wikipédia). Dans ses rues, presque un véhicule sur deux est une camionnette pick-up. En été, la forêt avoisinante baigne la ville d'un parfum d'épinette si fort qu'il semble artificiel.

Le maire Tom Laughren assure diriger une ville très inclusive avec ses 40% de francophones, son importante communauté crie et la vague d'immigration européenne qu'elle a absorbée pendant la ruée vers l'or du début du XXe siècle.

«Timmins était multiculturelle avant que le mot existe! Les gens sont amicaux et nous avons beaucoup d'industries qui offrent des jobs», souligne-t-il.

André Poulin y est né le 24 mai 1989. Ses grands-parents étaient francophones, mais lui s'exprimait davantage en anglais. Sur un forum de discussion, il dira plus tard avoir grandi sans père, ce qui le faisait bouillir de colère au point de s'abîmer les poings en frappant dans les murs. «Par moments nous étions cassés à l'os, c'était fou», écrira-t-il, tout en ayant de bons mots pour sa mère, une femme «païenne», «très tolérante» qui l'a toujours aidé dans la vie.

Dans sa vidéo de recrutement, Poulin peint un portrait embelli de sa jeunesse.

«Je regardais le hockey, j'allais au chalet pendant l'été, j'adorais pêcher, je voulais aller à la chasse, j'aimais le plein air, j'aimais les sports. J'avais de l'argent, j'avais une famille, j'avais de bons amis, ce n'est pas comme si j'étais un anarchiste ou quelqu'un qui veut détruire le monde et tuer tout le monde. Non, j'étais une très bonne personne.»

En fait, il a sombré dans la drogue et la délinquance dès le début de l'adolescence, selon des rapports de la police de Timmins auxquels La Presse a eu accès. Il volait des vélos, s'était brouillé avec plusieurs amis et expérimentait la fabrication de bombes avec des recettes dénichées notamment dans l'Anarchist Cookbook, un ouvrage qui traite de fabrication d'explosifs à partir de produits ménagers.

Il avait aussi abandonné l'école. La police l'avait arrêté pour introduction par effraction, puis pour vol. Il disait avoir flirté avec le communisme et l'anarchisme, avant de trouver sa voie: à l'été 2008, âgé de 19 ans, il se convertit à l'islam.

Accueilli à la maison



C'est à cette époque, alors qu'il travaille au Village des valeurs, qu'il rencontre Cécile Gagnon, une mère de famille déjà convertie depuis plusieurs années à l'islam. Elle est alors en couple avec le gestionnaire d'une station-service, un immigrant pakistanais. Ce dernier accueillait souvent quatre autres immigrants musulmans du coin dans sa petite maison grise près de la cathédrale Saint-Antoine-de-Padoue, pour partager un repas et prier.

Cécile Gagnon leur présente André Poulin. «Il avait parlé à des musulmans sur l'internet en jouant à des jeux vidéo et il s'était converti, alors il est venu nous voir», dit-elle. Le jeu préféré de Poulin était Cyber Nations, un simulateur géopolitique en ligne où chaque joueur contrôle un pays et peut interagir avec les autres chefs d'État.

«Parfois, il avait de la misère à comprendre [l'islam]. Il posait beaucoup de questions. Les jeunes lisent toutes sortes d'affaires et sur l'internet, tu n'obtiens pas toujours les bonnes informations. Au début, il pensait qu'il n'avait plus le droit de jaser avec sa famille ou de manger chez sa grand-mère parce qu'elle cuisinait du porc. On essayait de lui montrer que ce n'est pas ça.»

Poulin a continué à étudier la religion sur l'internet. Pour «vivre dans un environnement musulman», il a même emménagé dans la petite maison grise avec le gestionnaire de la station-service.

Puis, un jour, ce dernier a approché la police de Timmins. Il avait peur. Il leur a parlé d'un jeune converti local qui avait adopté «les vues des talibans», selon le rapport de police.

La suite des choses allait prouver qu'il avait raison de s'inquiéter.

Photo Claude J. Gagnon, collaboration spéciale

Après sa conversion, Poulin a emménagé dans cette maison de Timmins pour «vivre dans un environnement mulsulman». 

Le radical

«J'ai fait ce que j'ai pu, mais c'était très difficile. J'aurais peut-être dû faire plus.»

L'homme qui parle ainsi, c'est Tassawar, l'immigrant pakistanais qui a accueilli André Poulin comme chambreur dans sa maison. Il l'avait aussi embauché à sa station-service. Il a accepté de parler à La Presse à la condition que son nom de famille demeure confidentiel.

En vivant avec lui, Tassawar constate vite que son jeune ami se frotte à des idées de plus en plus extrémistes sur l'internet.

«J'essayais de lui montrer que l'islam n'enseigne pas de tuer, mais plutôt d'aider les gens autour.»

«Malheureusement, il n'aimait pas mes idées pacifistes, se souvient-il. Je lui expliquais que le Canada est un bon pays, que les gens viennent d'ailleurs pour s'établir ici et non l'inverse.»

Tassawar a raconté à la police comment un jour, un soldat canadien de passage est venu acheter de l'essence à la station-service. «J'ai envie de le faire exploser. C'est un combattant ennemi», aurait déclaré Poulin.

À l'approche de son vingtième anniversaire, le jeune converti commence à accuser Tassawar de se comporter en «infidèle». Il devient de plus en plus intransigeant.

Tassawar découvre aussi que sa conjointe, Cécile Gagnon, a développé de forts sentiments pour Poulin. Il quitte donc la maison le 12 mai 2009. Six jours plus tard, Poulin annonce sur un forum islamiste qu'il est maintenant marié et publicise largement la nouvelle.

Or, tout ça n'est que mensonges, a confirmé Cécile Gagnon à La Presse.

«On n'était pas mariés pour vrai, mais il voulait qu'on dise qu'on l'était, sinon c'était péché d'habiter ensemble!» raconte-t-elle.

Menaces et arrestation

Ce qui est vrai, à l'époque, c'est l'amour de Poulin pour Cécile Gagnon. Et sa hargne. Le jeune homme se met à menacer Tassawar de mort. «Si tu maltraites ma femme à laquelle je suis marié islamiquement, tu ne t'en sortiras pas», dit-il. Puis le ton se durcit encore.

«Frère, j'ai entendu dire que tu te convertis au christianisme et je vais m'assurer que tu meures», lui lance-t-il, devant témoin. Tassawar n'avait aucune intention de se convertir. Il avait seulement dit aimer le mode de vie canadien.

C'est là qu'il dénonce Poulin et ses vues «talibanes» à la police. «J'avais vraiment peur de lui», se souvient-il.

Poulin est arrêté pour menaces et libéré sous promesse de comparaître. Cécile Gagnon le quitte et recommence à voir Tassawar. Poulin, lui, va vivre cet été-là avec sa mère dans un parc de maisons mobiles en marge de la ville et commence à travailler chez Walmart. Mais le 3 août 2009, il devient furieux lorsqu'on l'avise que son ex-conjointe est en train de discuter avec Tassawar, quelque part en ville.

Poulin saute dans un taxi. Un couteau X-acto bien en vue et une lourde chaîne dans la main, un rictus sur le visage, il leur inflige une bonne frousse. Il est arrêté de nouveau. «J'aurais pu le démolir, j'aurais pu sortir le couteau», déclare-t-il à la police, en ajoutant être prêt à se «sacrifier».

«Il était paranoïaque, c'était évident», raconte le procureur de la Couronne Gerrit Verbeek, qui avait déjà remarqué Poulin sur la rue avant d'hériter de son dossier judiciaire.

«C'était ce jeune Canadien français tout maigre et il était habillé comme s'il était en Afghanistan, se souvient-il. De toute évidence, il était désillusionné du mode de vie canadien.»

Poulin est arrêté une troisième fois pour non-respect des conditions à l'hiver. Il passe 15 jours en détention, puis plaide coupable et écope d'une probation de 12 mois. C'est Tassawar qui est intervenu auprès du procureur pour lui éviter la prison, de peur qu'il s'y radicalise davantage.

Messages révélateurs

Les messages laissés par André Poulin sur les forums de discussion au cours des années suivantes montrent son évolution: il cherche de moins en moins des conseils et dispense de plus en plus de leçons aux autres, en citant des textes religieux. Il s'exprime sur l'acceptabilité des amitiés avec les «infidèles» ou de la masturbation. Les femmes, le sexe, le mariage demeurent aussi au coeur de ses préoccupations.

En 2012, Poulin quitte Timmins pour Toronto. Sur le web, il dit chercher «d'urgence» quelqu'un pour parfaire sa capacité à converser en arabe. Puis, en 2013, il confirme dans ses messages qu'il est maintenant en Syrie. «Le jeûne avec les moudjahidines est une bénédiction. Sous le chaud soleil syrien, surveillant tout ce qui pourrait être suspect, vous sentez cette connexion à Allah que vous n'aurez nulle part ailleurs», écrit-il pendant le ramadan, tout juste avant sa mort.

«Je ne sais pas s'il s'est rendu par lui-même ou s'il a rencontré quelqu'un à Toronto qui l'a aidé», affirme Cécile Gagnon.

Aujourd'hui, il reste peu de traces d'André Poulin à Timmins. La maison où il a vécu avec Cécile Gagnon et Tassawar a été vendue, ironiquement, à un retraité de l'armée canadienne, vétéran de la guerre en Afghanistan.

Plusieurs de ses amis ainsi que sa famille refusent de parler de lui. Sa mère, qui élève à la maison ses deux demi-frères atteints de troubles d'apprentissage, refuse les entrevues. Sur les réseaux sociaux, elle milite ouvertement en faveur du Parti conservateur et fait montre d'un grand patriotisme canadien, avec drapeaux et hommages aux policiers. C'est à elle que pense Tassawar aujourd'hui.

«C'était un gars intelligent. S'il était allé à l'école ou s'il avait appris un métier, il aurait pu faire quelque chose dans la vie, dit-il. Je partage la douleur de sa mère et de ses frères. Il est parti, mais eux vont vivre avec cette douleur toute leur vie.»

Photo tirée de Twitter

En 2013, André Poulin confirme dans messages Twitter qu'il est maintenant en Syrie, où il se fait appeler Omar Abu Muslim al-Timmini. 

Selon les récits diffusés sur internet, André Poulin est mort à l'été 2013 dans l'attaque d'un aéroport en Syrie.

L'État islamique

L'Irak et la Syrie comptent un grand nombre de groupes djihadistes qui y font la pluie et le beau temps. Mais l'État islamique, qui se faisait auparavant appeler l'État islamique en Irak et au Levant, est sans doute le plus radical, le plus violent et le mieux organisé de tous.

Le groupe est dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi, un combattant aussi discret qu'efficace dont la tête est mise à prix pour 10 millions de dollars par Washington. Cet ancien cadre d'Al-Qaïda a retourné sa veste contre la nébuleuse et a été déclaré l'homme le plus dangereux de la planète par le magazine Time.

L'État islamique s'est fait un nom en Syrie en attaquant les autres groupes rebelles qui, comme lui, font la guerre au régime du président Bachar al-Assad. Il contrôle de larges zones de l'Irak et de la Syrie, où il collecte des impôts, impose la charia et se livre à toutes sortes de trafics.

Au début du mois de juillet, le groupe a frappé un grand coup en déclarant la formation d'un nouvel État à cheval sur la Syrie et l'Irak. Dans un acte de mégalomanie pure, Abou Bakr al-Baghdadi s'est du même coup autoproclamé calife, c'est-à-dire successeur du prophète Mahomet et chef de tous les musulmans de la planète.

Les experts estiment que l'État islamique compte sur une armée de 10 000 à 25 000 guerriers. Ses succès attirent des djihadistes du monde entier, dont des centaines d'Occidentaux. Selon le journaliste David Thomson, le groupe compte notamment des brigades complètes de combattants français et belges.

- Philippe Mercure