Deux ans après le début de la guerre civile en Syrie, le bilan est terrible: plus de 70 000 morts, 1 million de réfugiés, des dizaines de milliers de déplacés. Au-delà de ces chiffres qui dépassent l'entendement, il y a toutes les tragédies personnelles, sur fond de peur, de fuites et de deuils. Avec, de plus en plus insistant, ce sentiment que la révolution commencée au nom de la liberté est en train d'être «kidnappée» par les islamistes. Voici l'histoire d'une famille déchirée par la guerre.

Quand les rebelles ont commencé à se pointer à Raqqa, bourgade tranquille à 500 km au nord-est de Damas, les habitants de la ville ont eu peur.

Raqqa avait été jusqu'alors épargné par le conflit qui ensanglante la Syrie depuis deux ans. Des dizaines de milliers de déplacés fuyant l'enfer se sont d'ailleurs repliés sur cette ville du bord de l'Euphrate, sans grand intérêt stratégique si l'on fait abstraction de ses barrages. Les réfugiés étaient si nombreux que la ville a été surnommée «l'hôtel de Syrie».

Les premiers rebelles, affiliés au groupe islamiste Jabhat al-Nousra, sont apparus il y a trois mois. Les femmes ont immédiatement senti leur pression. Celles qui ne portaient pas le voile ou avaient le visage maquillé se faisaient rabrouer en public. Plusieurs ont choisi de nouer un foulard sur leur tête pour avoir la paix.

Mais Zeinab*, superviseure scolaire dans la quarantaine, a refusé de s'affubler d'un hidjab. Même si son mari, Rami, avocat, la suppliait de le faire, par mesure de sécurité. Pas question, a dit Zeinab, une musulmane sunnite qui se contente de pratiquer discrètement sa religion. Elle n'avait pas peur d'une éventuelle police des moeurs. Ce que Zeinab craignait surtout, c'est que les rebelles lancent leur assaut sur Raqqa, cette ville refuge qui allait alors forcément être à son tour entraînée dans le tourbillon de la guerre.

«Quand les rebelles ont commencé à arriver à Raqqa, les gens leur disaient: Pourquoi venez-vous ici? Il n'y a rien d'intéressant pour vous.»

C'est la cousine de Zeinab, Kinda Jayoush, une journaliste d'origine syrienne qui suit le conflit de Montréal, où elle vit depuis 12 ans, qui m'a relaté ces semaines difficiles, durant lesquelles les deux femmes ont échangé des dizaines de messages par téléphone cellulaire.

À Raqqa, il y a des tas de gens qui souhaitent la chute de Bachar al-Assad, l'homme qui est en train d'assassiner son peuple. Mais en même temps, ils ne voient pas pourquoi les rebelles les exposent aux représailles du régime. Plusieurs ont aussi peur du régiment de barbus qui s'est lancé à la conquête de leur ville.

Kinda Jayoush partage ces craintes. Pourtant, son père a fait de la prison sous Hafez al-Assad, père du président actuel. Sa soeur est une militante des droits de l'homme qui a défendu de nombreux opposants syriens. Et elle-même a eu des ennuis avec la censure syrienne au début des années 2000, au point de ne plus pouvoir travailler dans son pays.

C'est dire si elle était heureuse, en mars 2011, de voir les Syriens descendre dans les rues pour réclamer plus de liberté et de démocratie. Son père, sa soeur, ses frères, tous applaudissaient à ce vent de changement. Mais avec le temps, Kinda a perçu que cette «belle révolution» se radicalisait. Le régime qui a tiré sur des manifestants pacifiques est en partie responsable de cette mutation. N'empêche: les islamistes jouent un rôle de plus en plus important au sein de l'opposition. Aux yeux de Kinda, «ils sont en train de kidnapper la révolution».

Musulmane sunnite, Kinda a grandi au sein d'une famille tolérante, où le Coran cohabitait avec la Bible et la Torah. Une de ses photos favorites montre sa mère, ses frères et sa petite soeur Loulou devant... un sapin de Noël. Aujourd'hui, elle ne reconnaît plus son pays. «Cette Syrie où moi, la musulmane, je célébrais Noël a changé.» Ce pays où les différences religieuses sont montrées du doigt, ce n'est pas la Syrie qu'elle aime.

Comme de nombreux compatriotes, Kinda se sent prise entre deux feux. Elle a hésité longtemps avant de me confier l'histoire de sa famille déchirée par la guerre. Une famille de classe moyenne, avec des avocats, des pharmaciens, des enseignants. Neuf enfants, dont cinq vivent à l'étranger, et des tas de cousins et cousines. Une famille qui, en deux ans de guerre, a perdu des proches, des maisons, tout un univers. Et qui a l'impression de payer un lourd tribut pour se débarrasser de Bachar al-Assad.

Pourquoi Kinda a-t-elle décidé de raconter son histoire? Pour donner une voix à ceux qui, comme elle, se sentent «coincés au milieu du conflit». Des gens dont les médias parlent peu. Voici un aperçu de ce que certains d'entre eux ont pu vivre depuis le 15 mars 2011.

Zeinab et Rami

Je suis terrifiée. L'Armée syrienne libre a appelé Rami, disant que s'il ne venait pas les voir, ils viendraient le chercher et le traîneraient dans les rues.

Kinda a reçu ce message désespéré de Zeinab quelques jours avant que les rebelles ne lancent leur offensive contre Raqqa, la semaine dernière. Le couple ne se décidait pas à fuir la ville, comme l'ont fait de nombreux voisins. Rami, avocat, appartient à une famille très connue. Les rebelles voulaient-ils afficher publiquement son appui? Que lui voulaient-ils au juste? Ce n'est pas clair, selon Kinda. Mais ce qui est sûr, c'est que son nom s'est retrouvé sur la liste des «ennemis de la révolution».

Le week-end dernier, Zainab a pris le dernier autocar quittant Raqqa. Il y avait des tirs autour de la ville. Son mari est resté, dans l'espoir d'effacer son nom de la liste noire et de protéger sa famille. Il a fini par fuir, lui aussi.

Lundi, les rebelles ont annoncé avoir conquis la ville. Dans une scène qui rappelle la chute de Saddam Hussein, ils ont abattu une statue de Hafez al-Assad. Mais Kinda hésite avant de dire qu'ils ont «libéré» Raqqa. Libéré de qui? Et pour le soumettre à quoi?

Aux dernières nouvelles, les combats se poursuivaient autour de Raqqa. Zeinab et Rami, eux, se sont retrouvés à Damas.

Taïma

Taïma est une des soeurs aînées de Kinda. Une avocate qui n'a pas froid aux yeux. Et qui espère toujours que les vrais porteurs du soulèvement syrien finiront par remporter la bataille.

L'an dernier, à Damas, l'étau a commencé à se resserrer autour d'elle. Cette femme qui a défendu de nombreux dissidents s'est retrouvée dans la ligne de mire du régime. Elle a été convoquée par la police. Elle a été interrogée et battue. Et puis, la guerre s'est rapprochée de son quartier, de plus en plus exposé aux tirs de mortier.

En mars 2012, son père Ahmad est mort à Damas. Sa soeur Kinda est venue de Montréal, rejoindre la famille. Mais les deux soeurs n'ont pas osé descendre jusqu'à Maraba, à la frontière de la Jordanie, pour les funérailles. Trop dangereux. La route est trop exposée aux affrontements entre l'Armée syrienne libre et les soldats du régime.

Les deux soeurs ont pourtant repris cette même route, une semaine plus tard, pour fuir le pays. Taïma vit aujourd'hui à Montréal.

Bader

Un des frères de Kinda, Bader, exploitait une pharmacie à Damas. Il l'a vendue, après avoir eu des ennuis avec le régime. Il s'est établi à Douma, près de la frontière libanaise. Sa nouvelle pharmacie était logée sur la place centrale, devenue le rendez-vous des opposants syriens, au printemps 2011.

Au début du soulèvement, Bader accueillait volontiers les manifestants, les femmes surtout, lorsqu'elles étaient pourchassées par la police. Il les faisait passer pour ses clientes aux yeux des agents. Mais à un moment, il a eu peur. Peur de qui? «Du régime, mais aussi des manifestants, de plus en plus radicaux», dit Kinda.

Depuis, quelqu'un a tiré sur son auto, sur son appartement. Il a compris le message: il est rentré à Damas, où il travaille dans un hôpital. Toujours aux aguets, craignant les rebelles, il lui arrive de disparaître pour quelques jours. En même temps, il est toujours sur la liste noire du régime. Entre deux feux...

Mawiyah

Le meilleur ami de Mawiyah, autre frère de Kinda, s'appelait Murhaf. C'était un Syrien alaouite, la minorité à laquelle appartient le président Assad. Les deux hommes s'étaient connus enfants, à Hasakah, dans l'est du pays, où les Jayoush ont vécu avant de déménager dans la capitale.

Les alaouites n'ont pas à se casser la tête quand ils cherchent un boulot: l'armée les accueille à bras ouverts.

Murhaf s'est enrôlé. Il a été tué près de Damas, au début du mois de décembre.

Quand Mawiyah a voulu assister aux funérailles de celui qu'il considérait comme un presque frère, au village familial de Sabbourah, ses proches l'ont supplié de ne pas y aller: trop dangereux, les alaouites, on ne sait jamais. Il ne les a pas écoutés. Au retour, il a raconté à Kinda comment il avait été accueilli à Sabbourah. «Les gens le tiraient par la manche et lui disaient: tu es tout ce qui nous reste de Murhaf...»

La maison du grand-père

Le grand-père de Kinda venait de Maraba, près de la frontière de la Jordanie. Il y habitait une grande maison de pierres, avec un verger. Les oncles et les cousins de Kinda ont pris soin de la maison après sa mort. La plupart soutiennent l'opposition syrienne.

Un des cousins de Kinda vient de passer deux mois en prison. D'autres ont été arrêtés, torturés. La maison au verger a longtemps servi de refuge aux membres de l'Armée syrienne libre quand ils traversaient illégalement la frontière.

Est-ce à la fin de l'été ou au début de l'automne que la maison du grand-père a été réduite en ruines, par des obus de l'armée de Bachar al-Assad? Kinda n'est pas certaine. Ce qui est sûr, c'est que cette maison qui contenait la mémoire de la famille Jayoush n'existe plus.

Kinda a le sentiment que cette guerre est en train «d'effacer la mémoire du pays». Quand elle pense à la Syrie, elle se rappelle cette histoire de deux mères s'arrachant un bébé devant Salomon. Quand il leur suggère de couper l'enfant en deux, la mère, la vraie, refuse.

Kinda rêve toujours de voir tomber Bachar al-Assad. Elle soutient les idéaux de ceux qui ont déclenché le soulèvement syrien, en mars 2011. Mais quand elle regarde les deux parties qui s'arrachent son pays, elle a l'impression qu'il n'a plus de mère. Qu'il est orphelin.

«Avec tout ce sang et tous ces morts, je me demande si le prix que les Syriens paient pour la liberté n'est pas trop élevé.»

* Zeinab et Rami ont préféré être citées sous un nom d'emprunt pour protéger la sécurité de leur famille à Raqqa.

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L'INFLUENCE DES ISLAMISTES

Les islamistes radicaux ne sont pas aussi nombreux et influents au sein de l'opposition syrienne que le prétend le régime de Bachar al-Assad. Mais ils ne sont pas non plus aussi rares que le soutient l'opposition.

C'est ce qu'affirme l'International Crisis Group dans un rapport paru en octobre. Issu d'entrevues menées en Syrie et de l'analyse des communications des rebelles, le rapport affirme que le salafisme, cet islamisme radical qui inspire certaines brigades de l'Armée syrienne libre, «est sans aucun doute présent, alimente clairement les divisions et touche fortement la dynamique sur le terrain». De plus, le phénomène est «presque certainement en croissance».