Deuxième ville du pays avec ses 3,5 millions d'habitants, Alep vit la guerre dans ses entrailles. Son centre-ville est un champ de bataille, ses grands axes ont été transformés en lignes de front. La guérilla urbaine ne laisse aucun répit à une population terrorisée par les bombes et les tireurs embusqués, qui visent autant les civils que les soldats. Notre journaliste Michèle Ouimet et notre photographe Edouard Plante-Fréchette ont suivi des soldats de l'Armée syrienne libre pendant deux jours. Des soldats mal équipés et peu ou pas entraînés, qui décrivent leur combat comme une «révolution des pauvres».

Cinq soldats de l'Armée syrienne libre (ASL) boivent du thé, assis sur des chaises en plastique dans une rue étroite de la vieille ville d'Alep. Autour d'eux, des hommes en armes font le guet. Ils «tiennent» la rue qu'ils ont conquise la veille.

Au tournant de cette rue, un camion calciné, témoin de la bataille. Au-delà du camion qui fume encore, l'armée de Bachar al-Assad, tout près, à moins de 200 m.

La guerre qui oppose les forces du gouvernement Bachar al-Assad aux troupes rebelles de l'ASL dure depuis deux mois. Une guerre d'usure qui s'est transformée en guérilla urbaine. Alep se conquiert quartier par quartier, rue par rue, pour ne pas dire pavé par pavé.

Les rebelles tiennent donc «leur» rue, pour laquelle ils se sont battus pendant cinq heures. Le moral est au beau fixe, les soldats sont contents: Bachar al-Assad, le «chien», n'a pas réussi à les déloger.

De temps en temps, un soldat de l'ASL s'avance dans la rue que tiennent les hommes d'al-Assad et vide son chargeur. L'ennemi réplique aussitôt. Le bruit, répercuté par les vieilles pierres, est assourdissant.

Sur un mur, une affiche de Bachar al-Assad, la tête en bas. Sur son visage, les rebelles ont gribouillé: «Je suis un âne, un cochon et un traître.»

Abdullah arrive dans sa jeep déglinguée. Les soldats l'accueillent avec respect. Visage buriné, cheveux bruns, regard charismatique. Il s'assoit nonchalamment avec les hommes. Il s'occupe des journalistes. Quatre photographes de guerre, deux Français et deux Italiens, l'accompagnent. Ils sont prêts à prendre des risques insensés pour une photo. Ils n'ont qu'une idée en tête: être le plus près possible de la ligne de front.

Abdullah faisait partie de l'armée de Bachar al-Assad avant de rejoindre les rangs de l'ASL. Comme beaucoup de soldats, il a déserté lorsque le régime d'al-Assad lui a demandé de tirer sur ses concitoyens. «Je voulais me battre avec mon peuple, pas contre lui», dit-il.

Avant d'être soldat, il a étudié la littérature anglaise à l'université d'Alep. Son auteur préféré: Ernest Hemingway.

Il étire ses pieds chaussés de bottes lacées jusqu'au mollet. Il y croit, à cette révolution du peuple contre le régime de Bachar al-Assad. Dans les deux dernières semaines, il a perdu deux frères. Le premier avait 20 ans, l'autre, 32. Il lui reste quatre frères. Ce soir, il perdra son meilleur ami mais, pour l'instant, il l'ignore.

Il rit avec ses camarades en buvant du thé. Oui, les soldats sont mal équipés, indisciplinés, peu entraînés - voire pas du tout. La plupart sont des civils, comme ses deux frères tués au front.

«C'est la révolution des pauvres, dit Abdullah. On a commencé avec des drapeaux et, aujourd'hui, on n'a que des fusils. Nous n'avons pas de missiles, pas d'avions, de tanks ou d'hélicoptères, et nous manquons de munitions.»

Abdullah travaille comme un fou et dort très peu. Deux heures la nuit dernière. Des cernes profonds creusent son visage amaigri. Il est toujours sur le qui-vive. «Être pris dans une guerre, c'est comme faire une dépression nerveuse», confie-t-il en tirant sur sa cigarette.

Il en veut à la communauté internationale, qui ne fait rien pour les aider. «On se tue les uns les autres et les pays occidentaux restent les bras croisés! La France nous avait promis de nous donner de l'équipement de télécommunication et nous n'avons même pas de cellulaire!»

Pendant qu'Abdullah explique sa révolution, deux femmes couvertes d'un niqab marchent rapidement en serrant leur voile contre elles. C'est la deuxième fois en deux mois qu'elles osent sortir de leur maison. Elles sont terrorisées. Elles vivent tout à côté, dans la vieille ville.

«On a trop peur, dit la plus jeune, qui porte d'énormes lunettes fumées. Peur des tireurs embusqués et peur des avions.»

Elles sont sorties pour acheter un peu de nourriture. Leurs provisions s'épuisent. Quand les fusils pétaradent, elles sursautent. Elles repartent d'un pas précipité en rasant les murs. Elles n'osent pas regarder les soldats.

Abdullah se lève. Il connaît Alep par coeur: les rues dangereuses qu'il faut éviter, celles où se cachent des tireurs, les ruelles sûres et les cachettes où les rares journalistes occidentaux peuvent dormir la nuit. Il repart dans sa jeep bringuebalante, cigarette au bec, avec les photographes de guerre prêts à monter au front.

L'entrevue s'est déroulée en plein coeur d'Alep, sous une autoroute qui ressemble à un échangeur Turcot en miniature, à moins de 200 m de la ligne de front.

Quand je suis arrivée, le grand commandant de l'Armée syrienne libre à Alep, Haji Mareaa, était déjà là, entouré de ses hommes. Quatre chaises avaient été installées sous une bretelle de béton.

Tout près, les coups de l'artillerie faisaient trembler le sol. Les hommes sursautaient, un léger tressaillement à peine perceptible. Haji Mareaa, lui, restait impassible, pas un seul trait de son visage ne bougeait. Il levait les mains et disait à ses hommes: «N'ayez pas peur. O.K. O.K.»

Puis il m'a regardée, sourire en coin: «Cette entrevue est intéressante, car elle se fait près de la ligne de front.»

Mise en scène pour impressionner? Peut-être.

Des soldats grouillaient autour de lui. À quelques mètres de là, une camionnette noire munie d'une gigantesque mitrailleuse.

Grand, tout en muscles, pas un microgramme de gras sur son corps athlétique, regard pénétrant qui respire l'intelligence, sourire désarmant. Il était habillé en gris: pantalon et chemise. Jeune: 33 ans. Un walkie-talkie dans une main, un téléphone dans l'autre, il a répondu aux questions en jetant des regards autour de lui. Toujours en alerte.

«Vous avez 10 minutes», m'a-t-il dit quand je suis arrivée.

«Comment pouvez-vous gagner contre la puissante armée d'al-Assad? La plupart de vos soldats sont des civils, vous manquez de tout: équipement, munitions...

- La différence, c'est que nous nous battons pour une cause avec notre foi et notre force intérieure.

- Certains de vos rebelles ont abattu des soldats d'al-Assad sans autre forme de procès.

- Nous désapprouvons ces gestes. Ceux qui agissent ainsi seront jugés par les cours civiles et religieuses.

- Quand la guerre va-t-elle se terminer?»

Il a poussé un long soupir. «Ça dépend de Dieu. Et du nombre de soldats et de munitions», a-t-il répondu.

Ses hommes se sont agités. Il est parti aussi vite qu'il était venu, sans laisser aucune trace de son passage.

La guerre prend parfois un sale tour. Mardi, 23h, alerte générale, les hommes de l'ASL nous disent que trois cadavres torturés ont été découverts dans un quartier voisin. Nous sommes partis en vitesse avec les six photographes de guerre dans une camionnette de l'armée. Les rues étaient sombres, Alep n'a pas d'électricité.

La camionnette a freiné brusquement dans une rue déserte. Les types de l'armée nous ont amenés près des corps ensanglantés jetés sur un trottoir. Ils les ont éclairés avec une lampe de poche. La scène était macabre. La lumière de la lampe se promenait sur les corps martyrisés, tassés les uns sur les autres, s'attardait sur les plaies béantes, les visages mutilés, les mains attachées dans le dos.

Les photographes ont mitraillé la scène, puis les militaires nous ont crié: «Hurry up! Hurry up!»

Autour, quelques badauds se demandaient ce qui se passait.

L'ASL prétend que les trois hommes ont été torturés et exécutés par les soldats ennemis. Impossible de vérifier l'information, le régime de Bachar al-Assad ne parle pas aux journalistes.

Jour 2. L'armée nous amène dans un quartier désert aux allures fantomatiques, rempli de décombres, de maisons éventrées et de vitres fracassées. Un quartier de fin du monde vidé de ses habitants. Sur un trottoir, un homme allongé, face contre terre. Sous lui, une large flaque de sang.

Il est seul dans ce désert de décombres, seul dans ce quartier que plus personne n'habite. Les hommes de l'armée le retournent et fouillent dans ses poches à la recherche d'une carte d'identité en chassant les mouches qui s'agglutinent sur sa plaie béante.

Il est mort la veille, d'une balle dans le dos tirée par un tireur embusqué. Il s'appelle Abdullah et il a 80 ans. Un civil, un vieux. Il fuyait peut-être le quartier. Sa carte d'identité était rangée dans un sac de plastique avec son argent. Trois hommes soulèvent son corps frêle. Sa tête blanche ballotte.

Ils le déposent dans une camionnette. Avant de partir, ils recouvrent son corps d'un morceau de tissu. Il finit sa vie sans personne pour le pleurer.



ALEP EN CHIFFRES


> Deuxième ville de Syrie après la capitale, Damas

Population 3,5 millions d'habitants. Un million auraient fui depuis le début des combats.

La guerre civile en Syrie dure depuis 19 mois

La bataille d'Alep, elle, dure depuis deux mois.

Nombre de morts en Syrie 30 000

Alep comprend 10% de chrétiens.

90% de musulmans sunnites.

Des millions pour l'opposition

L'opposition syrienne a obtenu hier à New York des dizaines de millions de dollars d'aide supplémentaire des États-Unis, qui ont dénoncé en marge de l'Assemblée générale de l'ONU le soutien de l'Iran à son «acolyte» syrien.

La secrétaire d'État Hillary Clinton a piloté une réunion du groupe des «Amis du peuple syrien» aux côtés d'une vingtaine de pays. Neuf opposants, qui ont été évacués de Syrie, y ont participé, mais à l'abri des journalistes pour des raisons de sécurité.

Mme Clinton a annoncé une «aide humanitaire supplémentaire de 30 millions de dollars» pour «le peuple syrien qui souffre sous les assauts implacables» de l'armée de Damas et «quinze millions de dollars de plus pour soutenir l'opposition syrienne civile et non armée».

Refusant toute aide militaire directe et toute intervention armée en Syrie, les États-Unis s'en tiennent à une «aide non létale» pour la rébellion (équipements de communications, formation...), qui s'élève donc maintenant à «près de 45 millions de dollars».

Quant à l'assistance humanitaire américaine en Syrie et pour les réfugiés des pays frontaliers, elle atteint dorénavant 132 millions de dollars, s'est félicitée la secrétaire d'État.

Son homologue britannique, William Hague, a lui débloqué huit millions de livres (12,9 millions de dollars), en plus des 30,5 millions déjà accordés à un fonds humanitaire.

Le chef de la diplomatie russe Serguei Lavrov a quant à lui a accusé les Occidentaux d'aggraver la crise en Syrie.

Photo Édouard Plante-Fréchette, La Presse

Deux soldats de l'Armée syrienne libre courent entre deux positions pour éviter les tirs de l'armée de Bachar al-Assad.