Une auto freine brutalement devant l'hôpital Dar Al Saïfa, au centre d'Alep. Les portières s'ouvrent, deux hommes agités sortent un corps, qu'ils tiennent l'un sous les bras, l'autre par les pieds. Ils montent les marches en courant, balançant le corps maladroitement. Il est aussitôt pris en charge par un médecin, qui le couche sur une civière au milieu du hall d'entrée.

Tout se déroule dans ce hall étroit, barbouillé de flaques de sang. Derrière, une pièce pour les cas les plus graves. Une pièce exiguë, mal équipée. Les autres étages sont fermés parce que l'hôpital a été bombardé cinq fois. L'armée de Bachar al-Assad voudrait le détruire, car c'est là que les soldats de l'Armée syrienne libre (ASL) se font soigner. Les immeubles environnants ont été bombardés 20 fois. Dans Alep, c'est l'une des zones les plus à risque. Les immeubles poussiéreux sont délabrés, les vitres fracassées.

Un médecin se penche sur l'homme, qui respire difficilement. Un tireur embusqué lui a tiré une balle en plein coeur. Son pantalon est mouillé d'urine - sa vessie s'est vidée quand il a été touché. Il n'y a presque pas de sang autour de la blessure. Les deux hommes qui ont amené le blessé crient en tournant autour de la civière. Le médecin les repousse sans ménagement. Des gardes armés les mettent à la porte.

«C'est mon frère, explique un des hommes, le regard chaviré par le chagrin. On lui a tiré dessus pendant qu'il achetait des légumes. Il a une femme et sept enfants.

- Pourquoi est-il resté à Alep? lui ai-je demandé. C'est tellement dangereux!

- Il n'a nulle part où aller et il doit nourrir ses enfants. Ce n'est pas un soldat, mais un simple père de famille.»

Un civil. Un autre. Les soldats de Bachar al-Assad les visent. Des tireurs embusqués les abattent au marché ou au milieu de la rue, ou alors une bombe s'abat sur un quartier peuplé d'hommes, de femmes et d'enfants.

Pendant que le médecin se penche sur l'homme blessé, une camionnette armée d'une mitrailleuse se gare devant l'hôpital. Un homme en sort en tenant un foulard maculé de sang sur son flanc droit. Il boite en montant les marches et s'écrase sur une des deux civières stationnées dans le hall.

Deux secondes plus tard, une autre camionnette freine en faisant crisser ses pneus. Des hommes crient en brandissant leurs fusils. Ils sont survoltés. Au milieu d'eux, leur commandant, Abo Omar, baraqué, barbe grise et foulard rouge noué autour de la tête. Dans la camionnette, quatre soldats de l'Armée syrienne libre criblés de balles. Le commandant crie des ordres. Les blessés sont soulevés par leurs camarades et amenés dans le hall qui déborde. Ils hurlent «Takbir! Allah Akbar!» (Gloire à Allah, Allah est grand!) à pleins poumons.

Le Dr Osmane reste calme au milieu de cette agitation. Il en a vu d'autres. Il a été arrêté trois fois et il a goûté aux prisons et aux tortures raffinées de Bachar al-Assad.

«Personne ne veut travailler ici parce que c'est trop dangereux, dit-il. Si le gouvernement m'attrape, il va me jeter en prison et me torturer. Pour eux, je suis un traître.

- Et pourquoi êtes-vous ici?

- J'ai perdu 20 cousins et 6 amis proches, j'ai perdu mon pays, j'ai tout perdu, je n'ai pas le choix.»

Il travaille sans arrêt depuis deux mois, c'est-à-dire depuis que la bataille d'Alep a commencé.

Dix-neuf infirmières et six médecins travaillent sans relâche dans cet hôpital de fortune qui tient tête à la puissante armée de Bachar al-Assad. Ils sont bénévoles. Près de 80% de leurs patients sont des civils, victimes d'un régime aveugle qui veut à tout prix écraser la révolution.

Le Dr Osmane s'interrompt. Une autre camionnette vient d'arriver, suivie d'une autre et d'une autre. Pendant que les blessés défilent dans le hall surveillé par des gardes armés, un homme nettoie une veste militaire gorgée de sang avec un tuyau d'arrosage.

Ici, c'est le Far West, mais le Far West noyé dans une guerre civile.

***

Alep n'a pas d'électricité, les écoles sont fermées et les chars d'assaut qui tirent des obus tiennent la ville en alerte avec leurs boums assourdissants. Des quartiers démolis par des bombes se sont vidés de leur population. Un silence impressionnant s'est abattu sur les rues remplies de décombres. Aux fenêtres, les rideaux défraîchis et poussiéreux se balancent doucement. Pas de cris d'enfants, pas de chants d'oiseaux. Rien. Un silence de mort, un silence de guerre après le passage de l'artillerie.

À 300 m de la ligne de front, la ville vit. Quelques enfants jouent dans la rue, indifférents aux tirs de mortier, des vieux prennent leur café sur le pas de leur porte ou jouent aux cartes, des femmes couvertes d'un niqab font leurs courses en pressant le pas. Quelques commerces sont ouverts et de longues files s'étirent devant les boulangeries. Les autos circulent même si elles doivent parfois zigzaguer entre les gravats. Des détritus s'amoncellent au coin des rues. Alep ne sent pas bon, ces jours-ci.

La vie et la mort, la paix et la guerre se côtoient à quelques centaines de mètres. Alep compte 3,5 millions d'habitants. Depuis le début de la guerre, environ 1 million de personnes ont quitté la ville. Il resterait donc 2,5 millions d'habitants. Personne n'a de chiffres précis.

La plupart vivent dans la peur. Peur de tomber sous les balles d'un tireur embusqué, peur de perdre leur maison, qui pourrait être éventrée par un tir de mortier, peur que la guerre s'étire et n'en finisse plus.

Plusieurs ont décidé de se réfugier dans un sous-sol. Comme les familles Bashar et Omar, qui vivent dans la cave du magasin où travaille Aum Bashar, dans le quartier de Tarek el-Bab. Une cave grande comme la moitié d'un gymnase. Il faut descendre 23 marches dans le noir avant d'y arriver. Ici vivent 45 personnes: 5 hommes, 20 femmes et 20 enfants âgés de 1 à 10 ans.

Depuis deux mois, les deux familles survivent 24 heures sur 24 dans cet espace confiné. Seule une lumière chiche filtre à l'autre bout de la cave. Dans un coin, des couvertures pendues au plafond fournissent un peu d'intimité. Ils cuisinent dehors sur un poêle à bois.

Les enfants n'ont pas le droit de mettre le nez dehors. Ils pleurent souvent. Les hommes et les femmes sortent parfois faire des courses. Ils rasent les murs de crainte de recevoir une balle en plein front d'un tireur embusqué.

Dès le début de la bataille d'Alep, leur maison a été détruite. Ils ne peuvent pas fuir, ils n'ont pas d'argent, pas de famille qui pourrait les héberger ailleurs dans le pays. Ils ne peuvent pas non plus se réfugier dans une école ou une mosquée, car les troupes de Bachar al-Assad pourraient les attaquer. Il n'existe d'ailleurs aucun refuge pour les sans-abri à Alep. Trop dangereux.

Il reste les sous-sols. Impossible de savoir combien de gens vivent cachés dans les entrailles des maisons. Chose certaine, il existe une vie souterraine à Alep. Le porte-parole de l'ASL, Abdullah Aly Asin, n'ose pas lancer de chiffre: un quart de million de personnes? Un demi-million, peut-être?

«Qu'est-ce qui est le plus difficile? ai-je demandé à Aum Bashar, qui tient ses enfants dans ses jupes.

- Tout, répond-elle. Le dénuement. Nous n'avons pas d'eau, pas d'électricité, pas de téléphone, pas de travail.»

Tout ce qu'ils ont, c'est du temps, trop de temps, et la peur, trop de peur.

Ces conditions extrêmes minent leur moral, mais ce qui les tue, c'est d'ignorer combien de temps encore ils devront vivre dans leur sous-sol.

«On est dépressifs, admet Aum Bashar. Quand les bombes tombent, les enfants pleurent. On vit comme des vagabonds. On ne reçoit aucune aide.»

***

À l'hôpital aussi, les médecins manquent de tout et reçoivent peu d'aide.

«On manque surtout de spécialistes, explique le Dr Osmane. Nous avons perdu cinq patients parce que nous n'avons pas de chirurgien thoracique.»

La ronde infernale des visites continue. En moyenne, l'hôpital reçoit une centaine de blessés par jour.

Certains sont déjà morts lorsqu'ils arrivent. Le Dr Osmane ne peut rien pour eux.

Vers la fin de la journée, trois cadavres déboulent en quelques minutes: un corps aux vêtements ensanglantés, les yeux ouverts sur le néant, un homme avec dans la poitrine un trou large comme un pruneau et un troisième attaché avec de la grosse corde sur une planche de bois, le corps recouvert d'une couverture rose avec des dessins de chats. Il a un trou dans la tête. Un trou de la grosseur d'une balle. Deux civils, un soldat. Trois patients de moins pour le Dr Osmane. Trois victimes de la guerre. Les gens les regardent en secouant la tête et continuent leur chemin.

Certains s'arrêtent 200 mètres plus loin pour acheter un sandwich aux falafels dans un boui-boui. C'est ça aussi, la guerre à Alep.