Ils sont des dizaines de milliers à marcher sous un soleil de plomb, sur la route qui mène au camp de réfugiés dressé à la hâte dans le désert tunisien. Ils marchent vers le camp, et vers un avenir incertain.

Ils étaient venus gagner quelques dinars en Libye, terre promise pour ceux qui n'arrivent pas à survivre dans leur propre pays - de l'Égypte aux Philippines, en passant par le Bangladesh. Aujourd'hui, ils ont tout perdu.

D'autres risquent aussi de perdre gros. Ceux qui, en Occident et en Asie, employaient cette main-d'oeuvre à bon marché pour faire tourner leurs chantiers et leurs puits de pétrole au pays de Mouammar Kadhafi.

Pour eux aussi, la Libye était une terre promise. Dans l'espoir d'y décrocher de juteux contrats, ils frayaient sans vergogne avec le clan Kadhafi, réhabilité au début des années 2000 après trois décennies d'isolement.

Aujourd'hui, le dictateur et sa famille sont retombés en disgrâce. Plongées dans l'embarras, les nombreuses entreprises, personnalités et institutions qui avaient tissé des liens avec le régime libyen prennent leurs distances.

Actes de contrition

La démission, jeudi, du recteur de la London School of Economics montre à quel point ces liaisons sont devenues dangereuses. Howard Davies avait conseillé le régime sur les réformes financières à apporter en Libye. Sa prestigieuse université avait aussi accepté un don de 2,5 millions de la fondation Kadhafi, gérée par Saïf al-Islam, fils du dictateur. «Une erreur de jugement», a admis M. Davies.

Une semaine plus tôt, le Forum économique mondial de Davos avait dépouillé Saïf al-Islam du titre de «jeune leader mondial» qu'il lui avait décerné en 2005.

Aux États-Unis, la firme de consultants Monitor Group regrette amèrement d'avoir accepté un contrat de 3,5 millions visant à rehausser l'image de Mouammar Kadhafi et à promouvoir son régime dans le monde. La firme payait des personnalités américaines pour qu'elles défilent sous la tente du dictateur à Tripoli.

Mais ces actes de contrition n'arrivent pas à faire oublier que, il y a quelques semaines à peine, les grands de ce monde s'arrachaient encore Saïf al-Islam. À Londres, le fils du dictateur côtoyait la crème de la société anglaise et comptait parmi ses amis Tony Blair et le prince Andrew.

Grand, bel homme, parlant un bon anglais, Saïf al-Islam faisait bonne impression. Il était considéré comme l'instigateur de la rédemption libyenne, celui qui était parvenu à réintroduire son pays dans le concert des nations. Son nom, jadis trop lourd à porter, lui ouvrait toutes les portes, de Londres à Montréal.

Peintre à ses heures, le fils Kadhafi avait eu droit à toutes les courbettes lorsqu'il était venu exposer ses tableaux au Marché Bonsecours, le 26 septembre 2005. Le député libéral Henri-François Gautrin avait déclaré que c'était «un grand honneur» pour lui et pour le peuple du Québec de l'accueillir à Montréal.

Le vernissage avait été commandité par des firmes canadiennes, dont SNC-Lavalin, Bombardier et Petro-Canada. Elles en avaient probablement moins pour la qualité artistique discutable des oeuvres de Saïf al-Islam que pour la promesse de contrats dans un pays qui commençait à peine à s'ouvrir au monde après des années de sanctions américaines.

Bien que Saïf al-Islam soit multimilliardaire, Petro-Canada avait payé pour le transport de ses tableaux à Montréal, au coût de 35 000$. Une broutille comparativement à la «prime à la signature» de 1 milliard de dollars que l'entreprise de Calgary a versée au régime dictatorial pour sécuriser un contrat de 30 ans en Libye, comme l'a révélé en février une note diplomatique américaine obtenue par WikiLeaks.

Des parties de chasse

Pour faire des affaires en Libye, il fallait alors courtiser la famille Kadhafi. Saïf al-Islam concluait des ententes avec ses riches amis entre deux hors-d'oeuvre dans des fêtes mondaines. Il utilisait aussi des intermédiaires. L'un d'eux était Jack Richards, un Britannique très proche du clan Kadhafi, qui vendait ses services à prix d'or aux entreprises désireuses de s'établir en Libye.

En 2005, Petro-Canada a communiqué avec M. Richards, selon une note confidentielle remise au Globe and Mail que nous avons obtenue. Le Britannique a expliqué à un représentant de la firme que «les affaires en Libye requièrent des relations personnelles avec tous les ministères et les organismes qui participent aux prises de décision». Et qu'il scellait les contrats de ses clients lors de parties de chasse avec Saïf al-Islam sur les terres de la princesse Anne, près de son propre domaine, dans le Gloucestershire.

Établie en Libye depuis plus de 20 ans, SNC-Lavalin entretient des liens étroits avec le clan Kadhafi. Au vernissage de Saïf al-Islam, l'ex-président de la firme, Jacques Lamarre, avait confié à La Presse que ceux qui disent que Kadhafi est un dictateur «ne connaissent pas l'histoire»: «Si vous demandez à Nelson Mandela ce qu'il pense de Kadhafi, il va dire que c'est un grand, grand, grand démocrate qui a fait beaucoup pour le développement du gouvernement sud-africain.»

Six ans plus tard, et en pleine tourmente libyenne, SNC-Lavalin refuse de commenter l'état de ses relations avec le régime. «Nous demeurons optimistes que ce pays obtiendra un niveau de stabilité qui nous permettra de terminer plusieurs infrastructures pour les citoyens de la Libye», écrit dans un courriel la porte-parole Leslie Quinton.

L'une de ces infrastructures est une prison à Tripoli, un projet de 275 millions de dollars qui devait être livré en 2012. Selon Mme Quinton, il s'agira de la «première prison du pays à être construite en répondant aux normes internationales des droits humains». Mais ça, c'est pour le béton. Aucune garantie, toutefois, quant à ce que l'on fera entre ses murs.