Le diplomate Mokhtar Lamani ne serait pas surpris que la crise syrienne débouche sur un «génocide». Déprimé par l'échec des négociations de paix à Genève, auxquelles il a largement participé avant de jeter l'éponge, le Montréalais d'origine marocaine exprime en entrevue son point de vue sur la situation en Irak et en Syrie, et parle pour la première fois de sa démission comme représentant de l'ONU à Damas.

Q: La conférence de Genève, qui visait une sortie de crise pour la Syrie, a abouti dans un cul-de-sac l'hiver dernier. Vous étiez sur place, à titre de chef du bureau de liaison des Nations unies à Damas, capitale de la Syrie. Qu'est-ce qui a achoppé?

R: Personne ne voulait Genève, sauf les Russes, les Américains et les Nations unies. À la dernière ronde de négociations, personne n'était sérieux. C'était une perte de temps. C'était beaucoup plus un show médiatique. Si les gens qui se battent ne sont pas fatigués, vous ne pouvez pas faire grand-chose en tant que médiateur. Il faut être fatigué et croire à la possibilité d'une solution négociée. Ce n'était pas le cas. Ensuite, la délégation de la coalition n'était ni représentative ni crédible, car elle n'avait aucun impact sur les groupes armés.

Q: Quelle était l'ambiance à la table des négociations?

R: On ne sentait pas la tension sur le terrain. Le grand malheur est que j'étais le seul à arriver de Damas... J'ai l'impression que les gens qui négociaient, y compris les internationaux, négociaient un autre pays. Pas le pays d'où je venais avec la souffrance que j'avais vue.

Q: C'est pour cette raison que vous avez démissionné?

R: J'ai démissionné parce que ça ne va nulle part. Si je peux changer quelque chose, c'est un honneur. Si je ne peux pas, je ne mentirai pas. Cela a coïncidé avec plusieurs raisons d'ordre familial. C'est une combinaison de l'insatisfaction de la mission elle-même et du facteur personnel.

Q: C'est la seconde fois que vous jetez l'éponge. En 2007, quand vous représentiez la Ligue arabe en Irak, vous avez aussi démissionné parce que vous vous sentiez impuissant...

R: En Irak, la nature de la mission était différente. On me chargeait de travailler sur la réconciliation nationale. Au bout d'une année, j'avais réussi à établir un dialogue avec toutes les parties irakiennes. Je voulais passer à la négociation et rediscuter de la Constitution. Mais les parties avaient des agendas très contradictoires. C'était une fuite en avant pour tout le monde. Avec les résultats qu'on connaît aujourd'hui.

Q: Par qui ou par quoi passe la solution en Irak, selon vous?

R: La seule solution, c'est une Constitution construite sur de nouvelles bases qui respecte le principe de l'égalité citoyenne, peu importe les appartenances confessionnelles ou ethniques. Ce qui a été fait par les Américains et qui se fait actuellement, c'est qu'on partage le pouvoir. Le premier ministre doit être chiite, le président doit être kurde, le président du Parlement doit être sunnite... Ça encourage l'incompétence et ça tue le sentiment nationaliste. Peu importe que le premier ministre soit chiite ou chrétien, tant qu'il est compétent et que les gens votent pour lui dans une vraie démocratie.

Q: La partition du pays serait-elle une option?

R:Ce serait ouvrir la porte sur l'enfer et des guerres interminables. Les frontières ne seraient jamais respectées. Ni sur le plan géographique ni sur le plan ethnique. En Irak, les territoires contestés sont beaucoup plus nombreux que ceux incontestés.

Q: Et en Syrie?

R: Eux aussi sont très loin d'une solution. Parce que personne n'y croit... Actuellement, c'est la fragmentation, le niveau de méfiance. Et une nouvelle chose qui me fait peur: cette dimension sectaire qui se développe. Avant, il y avait un sentiment syrien. Maintenant, ça n'existe plus. Les gens sont en train de se contrôler. Certains doivent quitter un quartier parce qu'ils font partie de la mauvaise communauté. Je ne serais absolument pas surpris si, du jour au lendemain, on entendait parler d'un génocide. On n'a pas encore touché le fond pour pouvoir rebondir.

Q: Vous êtes décidément très pessimiste...

R: Je suis pragmatique. J'aurais bien aimé être optimiste. Mais après 20 mois... c'est douloureux... La crise en Syrie est une crise kafkaïenne. À Damas, mes bureaux étaient au 3e étage du Sheraton, qui donne sur la plus grande place de la ville, la place des Omeyyades. Il n'y avait aucune différence entre ce que je voyais de ma fenêtre et ce que je peux voir à Genève, à Washington ou à Montréal. Mais les gens qui me contactaient étaient à 4 km à peine et leurs quartiers ressemblaient à Stalingrad à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Tout est détruit. Les enfants meurent parce qu'ils manquent de tout. L'absurdité n'a pas de limites. À la fin, je ne pouvais plus dormir, juste de repenser à ce que j'avais vu dans la journée. Il y a une grande différence entre ce qu'on aimerait faire et ce qu'on réussit.